Ombres et Lumières. La sculpture hellénistique polychrome et dorée de Délos : bilan méthodologique et historique
Lights and shades. The Hellenistic polychrome and gilded sculpture of Delos: a methodological and historical review
Σκιά και φως. Η πολύχρωμη και επίχρυση ελληνιστική γλυπτική της Δήλου: μεθοδολογικός και ιστορικός απολογισμός
p. 149-173
Résumés
Notre connaissance de la polychromie de la sculpture hellénistique de Délos bénéficie aujourd’hui des fruits d’une recherche interdisciplinaire conduite pendant près de dix ans. On esquisse ici un bilan critique des méthodes utilisées pour la caractériser, en matière de détection, d’analyse et d’interprétation des vestiges chromatiques. Le recours systématique et conjoint au vidéomicroscope et à la spectrométrie de fluorescence X a fait ses preuves. Ce protocole permet aujourd’hui d’apprécier dans toute sa richesse la « palette délienne ». L’observation microstratigraphique des couches et des sous-couches picturales mises en évidence documente les gestes du peintre comme du doreur à la feuille. Elle permet aussi de reconnaître dans certains cas de vraies techniques picturales, au sein desquelles les jeux d’ombre et de lumière occupent une place inédite et inattendue. Une telle virtuosité oblige à poser en des termes nouveaux les questions des contextes de réception de ces sculptures peintes et dorées. Pour autant, en dépit des « lumières » qu’apporte le recours aux différentes méthodes précitées, bien des questions restent aujourd’hui encore dans l’ombre. On en dresse ici la liste, appelée à disparaître progressivement au fil des progrès de la recherche.
About ten years of an interdiciplinary research on the polychromy of the Hellenistic sculpture in Delos led to a broader understanding of its success, richness and subtleness during the Hellenistic Period. It also gives our methodology for evidencing, analyzing and interpretating polychrome or gold remains on marble the opportunity to be evaluated. Videomicroscopy and X-ray fluorescence spectrometry had proved their efficiency. By combining them, we better know the colour palette used by painters in Delos. A systematic microstratigraphic close examination of layers and underlayers evidenced both antique painting and gilding processes on marble and stone. The high definition observation of coloured remains revealed in some cases the presence of real pictorial techniques, such as light and shadow effects, which were much more present and central than one would expected. Such virtuosity leads to new questions like the contexts in which these hight quality polychrome and or gilded statues were exhibited. However, despite these progresses, many questions remain today in the shadow. We list them below, hoping that the progress of such researches in the future will elucidate them.
Η γνώση που διαθέτουμε σήμερα για την πολυχρωμία της ελληνιστικής γλυπτικής της Δήλου ενισχύθηκε από μια διεπιστημονική έρευνα, που διεξαγόταν για δέκα σχεδόν χρόνια. Κάνουμε εδώ έναν κριτικό απολογισμό των μεθόδων που χρησιμοποιήθηκαν για τον εντοπισμό, την ανάλυση και την ερμηνεία των καταλοίπων των χρωμάτων. Η συστηματική χρήση του βιντεομικροσκοπίου και της φασματοσκοπίας φθορισμού ακτίνων Χ, απέδειξε τη χρησιμότητά της. Το πρωτόκολλο αυτό μας επιτρέπει σήμερα να εκτιμήσουμε σε όλο της το φάσμα τον πλούτο της δηλιακής παλέτας χρωμάτων. Η μικροστρωματογραφική παρατήρηση των ζωγραφικών στρωμάτων και υποστρωμάτων που ήλθαν στο φως τεκμηριώνει την εργασία του ζωγράφου και του επιχρυσωτή. Σε μερικές περιπτώσεις μάλιστα, επιτρέπει να αναγνωρίσουμε αληθινές τεχνικές ζωγραφικής, στα πλαίσια των οποίων το παιχνίδι της φωτοσκίασης κατέχει μια πρωτόγνωρη και αναπάντεχη θέση. Μια τέτοια δεξιοτεχνία μας υποχρεώνει να θέσουμε σε νέες βάσεις το ζήτημα της έκθεσης των χρωματιστών και επιχρυσωμένων αυτών γλυπτών. Ωστόσο, και παρά τη συμβολή των μεθόδων που προαναφέρθηκαν, πολλά ερωτήματα παραμένουν σήμερα αναπάντητα. Τα ερωτήματα αυτά απαριθμούνται και πιστεύουμε ότι θα απαντηθούν όσο η έρευνα εξελίσσεται.
Entrées d’index
Mots-clés : Délos, sculpture hellénistique, polychromie, dorure, feuille d’or, bleu, vert, jaune, vidéomicroscopie, spectrométrie de fluorescence X, palette, jeux d’ombre et de lumière, microstratigraphie, techniques picturales
Keywords : Delos, Hellenistic sculpture, polychromy, gilding, gold leaf, blue, Green, yellow, videomicroscopy, X-ray fluorescence spectrometry, light and shadow effects, microstratigraphy, pictorial techniques
Λέξεις-κλειδιά : Δήλος, ελληνιστική γλυπτική, πολυχρωμία, επιχρύσωση, φύλλο χρυσού, γαλάζιο, πράσινο, κίτρινο, εξέταση με βιντεομικροσκόπιο, φασματοσκοπία φθορισμού ακτίνων Χ, παλέτα, φωτοσκίαση, μικροστρωματογραφία, ζωγραφικές τεχνικές
Texte intégral
1. Les conditions initiales de l’étude
1La mise en place effective de l’étude de la polychromie des sculptures hellénistiques de Délos a pris en compte trois paramètres majeurs qui ont influé, quoique à des degrés divers, sur la bonne réalisation de nos travaux de recherche. Le premier d’entre eux était lié aux difficultés logistiques très particulières que présente le travail de terrain sur une île comme Délos. La deuxième tenait à l’importance du corpus d’étude, avoisinant la centaine d’objets. Cette ampleur requérait le choix de techniques d’examen et d’analyse performantes et rapides, capables de couvrir le plus large champ d’investigations durant les campagnes d’étude inscrites au programme. La troisième enfin, et non des moindres, tenait à l’état de conservation souvent très ruiné des vestiges de polychromie. La disparition rapide des traces de couleur sur les marbres trouvés dans l’île inquiétait déjà les archéologues du temps de la Grande Fouille. Dès 1897, L. Couve n’écrivait-il pas à propos de la Petite Herculanaise, une œuvre dont il était l’inventeur : « Ce qui fait le prix de l’exemplaire délien, ce sont les restes de polychromie qu’il a conservés. C’est très peu de chose, et peut-être, aujourd’hui, les traces de couleurs que j’avais soigneusement notées au moment de la découverte ont-elles complètement disparu1 ». Si l’une des œuvres les plus emblématiques et les mieux conservées de la sculpture délienne suscitait un tel jugement, que dire alors du reste du corpus ? Vouloir retrouver ce que d’autres avant nous avaient vu dans de bien meilleures conditions, aller au-delà, en dépassant les limites du visible à l’œil nu, chercher à substituer aux descriptions anciennes, souvent sommaires et dépourvues d’illustrations, une documentation photographique détaillée et rigoureuse permettant à d’autres chercheurs de juger sur pièces de l’état de la question, soumettre enfin les vestiges à l’analyse scientifique sans nuire encore à leur conservation, autant de visées qui pouvaient s’apparenter à une gageure.
2La réponse à pareil défi est venue d’une solution innovante, fondée principalement sur deux techniques de terrain totalement non invasives : l’examen en vidéomicroscopie et l’analyse élémentaire par spectrométrie de fluorescence de rayons X (XRF), opérée in situ au moyen d’un spectromètre portable. L’appareillage de vidéomicroscopie, dont le potentiel avait été testé au préalable dans les ateliers du Centre de recherche et de restauration des musées de France2, offrait de réels avantages en termes de maniabilité, de rapidité d’examen et de puissance de grossissement, par rapport aux loupes binoculaires traditionnelles. Couplé à un ordinateur, il permettait la saisie et le traitement informatisé d’une importante base de données, associant images et commentaires pour chaque point de la surface examinée. Quant à l’analyse XRF in situ, elle devait permettre, grâce à une collaboration fructueuse nouée avec deux chercheurs déjà engagés dans de telles recherches, H. Brecoulaki3 et A. Karydas4, d’étudier la nature des matériaux de la couleur employés par les artisans antiques sur quelque trente-deux objets.
3Ce long travail d’étude directe des objets, sur le terrain, s’est conclu par la collecte de dix micro-échantillons de matière picturale, prélevés par H. Brecoulaki et confiés aux laboratoires d’Ormylia (S. Sotiropoulou) et de Pise (M.-P. Colombini). Les analyses pratiquées5 ont livré de nouveaux résultats sur la nature des colorants et des liants organiques entrant en jeu dans la peinture des effigies en marbre sculptées.
2. Une synergie essentielle : vidéomicroscopie et analyse XRF in situ
4Disposer de techniques performantes ne suffisait pas. Il fallait en outre les associer, sur le terrain, et en faire deux des maillons-clés d’une chaîne opératoire qui organisât de manière efficace les étapes du travail et l’échange de données – de la prospection à la détection, du relevé à l’identification et à la restitution des couleurs ou des dorures ainsi avérées. La synergie qui s’est créée entre l’examen vidéomicroscopique et l’analyse par fluorescence X s’est révélée ici essentielle. Des traces de peinture ou de dorure, indécelables à l’œil nu, ont pu être détectées et aussitôt soumises au verdict de l’analyse directe, sans prélèvement, tandis que l’affichage immédiat des résultats de la mesure, sur l’écran de contrôle, permettait de conforter ou non les données de l’examen.
5Ainsi, sur une petite statue d’Apollon (fig. 1) provenant de la Maison des Masques (musée de Délos, A 4135)6, des grains7 ressemblant, à l’œil nu, à des dépôts terreux se sont avérés correspondre aux derniers vestiges d’un liseré doré, large d’un centimètre environ, bordant le pan inférieur de la chlamyde que portait le dieu sur l’épaule gauche (fig. 2). À grossissement élevé (supérieur à 90 fois), le faciès très usé d’un reste de feuille d’or, appliqué sur un substrat de couleur brune, est redevenu lisible (fig. 3). L’analyse pratiquée ensuite par A. Karydas confirma la présence du métal précieux ainsi que la nature ferrugineuse de l’assiette. Elle détectait aussi un pic marqué d’un composé du plomb, correspondant à une couche préparatoire dont il sera question plus loin8 (fig. 4).
Fig. 1 — Apollon A 4135.
(Cl. EFA, Ph. Collet.)
3. De nouveaux acquis
L’étude fine de la stratigraphie, superposition de couches peintes, état premier et réfection de polychromie sur marbre
6De cette approche micro-archéologique de la surface, au plus près des vestiges et de leur conservation, ont surgi de nouvelles lumières non seulement sur la mise en couleurs originelle des sculptures, mais aussi sur des pratiques de réfection antiques des traitements de surface, attestées jusque-là à Délos uniquement par des témoignages épigraphiques. Désormais, il est possible de mettre en regard de ceux-ci des données matérielles.
7Incontestablement, cette avancée n’aurait pu se faire sans l’exploration fine de la stratigraphie des vestiges polychromes. Cette dernière a révélé, dans un premier temps, sur un nombre limité d’objets, l’existence de couches de couleurs différentes, superposées les unes aux autres, preuve, parmi d’autres, de la dimension véritablement picturale de cette fameuse circumlitio des marbres évoquée par Pline l’Ancien9. Loin en effet d’être un simple aplat monochrome, la couleur était alors « montée » par couches successives afin de produire un effet chromatique particulier. Ainsi, sur un petit hermès d’Héraclès barbu d’une qualité pourtant sommaire (musée de Délos, A 3795)10 (fig. 5), la peinture brune de « l’himation en étoffe dont un pan vient couvrir l’arrière du crâne11 » résulte de l’application d’un brun foncé sur une première couche de jaune (fig. 6).
8Sur une œuvre d’une qualité bien supérieure comme la Tychè provenant de la Maison des Cinq Statues (musée de Délos, A 4129), on a relevé que le ton bleu violacé de la bande inférieure du manteau avait été produit par la superposition d’une couche de bleu égyptien sur une première couche de rose de garance, elle-même posée sur une préparation blanche (fig. 7)12. Ce procédé pictural rappelle celui que H. Brecoulaki a mis en évidence dans son étude du décor peint de la Tombe des Palmettes, datée de la fin du ive s. ou du premier quart du iiie s. av. J.-C. à Lefkadia : dans la décoration peinte des éléments architecturaux de la façade, un violet foncé avait été obtenu de la sorte « par superposition, effectuée très probablement au cours du travail et non pas à l’avance sur la “palette” du peintre, puisque l’on arrive à distinguer une première couche de laque mauve-violette à laquelle se superpose une deuxième couche de bleu égyptien13 ».
9Quand elle n’est pas imputable à cette technè picturale, la superposition de couches de couleurs peut aussi se révéler l’indice d’une réfection antique des traitements de surface d’origine. De telles pratiques n’avaient été observées jusqu’à présent à Délos que sur des figurines en terre cuite publiées en leur temps par A. Laumonier14. Ces fines observations formulées par cet illustre savant sont désormais corroborées et recoupées par un certain nombre de clichés qui attestent la fréquence de telles reprises de polychromie dans l’Antiquité. N’allaient-elles pas en effet jusqu’à faire se succéder trois états différents, superposés les uns aux autres ? L’état de conservation bien plus ruiné des couleurs appliquées sur le marbre semblait exclure tout espoir de découverte dans ce domaine jusqu’à ce que l’étude approfondie de la statuette féminine dorée trouvée dans la Maison des Masques (musée de Délos, A 4134)15 livre des indices, certes ténus mais indubitables, d’une réfection antique de sa kosmèsis. En effet, l’examen au vidéomicroscope a mis en évidence, sous les vestiges de dorure déjà connus, des restes de peinture rose, posée sur une sous-couche blanche (fig. 8). Ce phénomène a été observé en plusieurs emplacements sur le bord du manteau, dans la zone latérale de plis en zigzag sous le bras gauche, ainsi qu’en d’autres endroits du drapé. Un cliché de la statuette, réalisé au préalable sous rayonnement ultraviolet, suggérait déjà la présence sur le manteau de restes d’un état antérieur à la dorure, sous forme de plages émettant une fluorescence rouge caractéristique de la garance (fig. 9). On en conclura que le manteau avait, dans un premier temps, été peint en rose, par application d’une laque de garance sur une préparation blanche, avant que, par la suite, la statuette n’ait été transformée pour être cette fois dorée. L’artisan avait appliqué ici la feuille d’or sur une assiette d’ocre jaune, elle-même posée sur une nouvelle couche de préparation en blanc de plomb16 – autrement dit sur des couches opaques masquant totalement les restes du premier état. La statuette délienne rejoint ainsi le très petit corpus des reprises de peinture et/ou de dorure avérées à ce jour sur des marbres antiques.
Fig. 5 — Petit hermès barbu A 3795.
(Cl. EFA, Ph. Collet.)
Une méthode à parfaire
10Une telle méthode a ainsi largement fait ses preuves. Elle souffre encore, cependant, de quelques limites, touchant à l’analyse XRF ou à l’interprétation des images vidéomicroscopiques. Les spectres de dispersion d’énergie obtenus par l’analyse XRF permettent de détecter les principaux éléments des composés minéraux présents dans les couches de surface ; mais ils le font sous forme d’un résultat global qui prend en compte un volume défini par le diamètre du faisceau (< 3 mm) et la profondeur analysable (environ 20-100 μm). Ils ne sont donc pas adaptés à l’étude fine de superpositions ou de mélanges de couleurs. Par ailleurs, l’identification minéralogique des pigments nécessite des analyses complémentaires telles que la diffraction de rayons X. Quant à la vidéomicroscopie, les problèmes récurrents de manque de profondeur de champ, sur des objets tridimensionnels observés à fort grossissement, peuvent rendre malaisée la lecture d’états de surface complexes. Au fil des campagnes, certains réglages des enregistrements vidéo (rendu des couleurs et balance des blancs) ont dû être modifiés en fonction de mauvaises conditions opératoires17 ; la documentation obtenue manque donc parfois de cohérence entre des prises de vue à dominante trop bleutée ou, au contraire, trop jaune. Enfin, des phénomènes de brillances parasites, dus à la réflexion de la lumière sur les cristaux du marbre ou sur des particules de dépôts résiduels d’enfouissement ont pu générer des « pollutions visuelles » gênantes.
11Pour autant, l’application systématique de cette méthode de travail a produit une moisson de résultats, certains plus ou moins attendus, d’autres plus surprenants, qui obligent à « opérer une révolution du regard » comme nous avons pu l’écrire, et à revisiter bien des jugements établis.
4. Lumières sur un art pictural
12L’un des faits majeurs qui se dégagent de cette minutieuse enquête de terrain est bien l’attestation qu’à Délos, aux iiie-ier s. av. J.-C., l’embellissement final des effigies sculptées au moyen de la couleur relevait d’une véritable pratique picturale. Loin de la notion qui a longtemps prévalu d’un simple coloriage, de technicité et de portée somme toute restreintes, celle-ci requérait un savoir-faire bien défini, maîtrisant la délicate application d’une peinture sur marbre, sachant exploiter les propriétés des matériaux de la couleur et multipliant les procédés visant à accentuer l’illusionnisme pictural des effigies sculptées, au moyen de jeux d’ombre et de lumière.
13Les résultats obtenus par un croisement systématique des techniques de prospection et d’analyse invitent en effet aujourd’hui à repenser totalement les rapports entre sculpture et peinture antiques. Au-delà d’une simple complémentarité entre les deux arts, on observe entre eux l’expression d’une rivalité conçue comme une émulation positive – définie en grec par le mot agôn – qui réunit plus peintre et sculpteur qu’il ne les oppose sur une même œuvre sculptée. Pline l’Ancien nous invitait déjà à prendre en compte cette complémentarité, dans cette observation célèbre, souvent citée : « C’est ce Nicias dont Praxitèle, quand on lui demandait lequel de ses ouvrages de marbre il plaçait le plus haut : “ceux où Nicias a mis la main”, si grande était l’importance qu’il attribuait à son procédé de coloration des détails.18 »
14Les expressions de cette complémentarité des savoir-faire du peintre et du sculpteur furent multiples. Dans bien des cas, ces deux talents durent être réunis en une seule et même personne. À l’inverse, le concours de deux artistes fut probablement requis dès lors qu’il s’agissait d’œuvres d’exception auxquelles l’apposition de deux signatures conférait une valeur plus grande encore19.
15Une illustration minimale de cette complémentarité des deux savoir-faire se reconnaît, tout d’abord, dans la substitution totale ou partielle du trait peint au volume sculpté en relief (fig. 10). Faut-il reconnaître dans ce procédé l’application du seul principe d’économie ? Manifestement, le trait peint évitait toute solution de continuité visuelle dans les zones les moins travaillées de l’œuvre pour leur difficulté d’accès ou leur position de second plan. Preuve, s’il en était encore besoin, du refus grec de laisser sans traitement pictural toute zone, si secondaire fût-elle, de la sculpture. J. Marcadé l’avait déjà observé et souligné à propos des vestiges de couleurs encore visibles à la surface de l’Hermès éponyme de la Maison où il avait été retrouvé20. À quoi s’ajoutaient effets de perspective et de profondeur, suggérés par l’estompement progressif du relief.
16Il arrivait que la couleur se substituât totalement au ciseau du sculpteur (fig. 11). Manifestement, le trait peint avait été jugé supérieur au relief, soit que le choix de la peinture convînt mieux à la représentation d’une bottine de peau, de faible relief, soit que le traitement pictural seul du faible relief des œillets et des lanières participât, une fois encore, de l’amenuisement progressif des volumes, améliorant encore l’inscription de la sculpture dans l’espace, en redoublant l’effet de profondeur.
17Au-delà de cette première forme de complémentarité des deux savoir-faire du peintre et du sculpteur, certaines sculptures, à Délos, à l’époque hellénistique, paraissent avoir été peintes selon les techniques picturales propres à la peinture et, plus spectaculaire encore, sur le modèle d’un tableau.
Les techniques picturales
18On observe en effet à Délos, à l’époque hellénistique, et plus précisément au tournant du iie s. et du ier s. av. J.-C., une très forte parenté, quoique à plus de deux siècles d’intervalle dans certains cas, avec les techniques picturales de la peinture funéraire macédonienne du ive s. au iie s. av. J.-C. L’étude archéologique et picturale systématique de cette dernière, conduite tout récemment21, conjuguée à la collecte et à l’analyse des sources textuelles antiques22, offre désormais aux chercheurs un corpus exceptionnel de comparaison, jamais rassemblé jusqu’à présent.
Composition et application des couleurs
19Les principaux caractères de cette parenté, outre une identité de nature des pigments et colorants identifiés dans les deux cas23, résidaient également dans les différents modes de combinaison entre eux. Aristote en avait dès le ive s. av. J.-C. dressé la liste, en distinguant les couleurs et tons obtenus par juxtaposition (ἡ παῤἄλληλα θέσις), par mélange (μίξις) ou par superposition (ἐπιπολή ἐπιπόλασις) de deux couches picturales24. La puissance expressive de telles techniques picturales était encore évoquée, à l’époque impériale, par Lucien qui notait que « l’essentiel de l’art […] réside notamment dans la précision du mélange des couleurs et l’heureuse superposition de celles-ci25 ».
20À Délos, chacune de ces trois techniques fut mise en œuvre, qu’il s’agisse de la juxtaposition de « couleurs pures », du mélange des couleurs entre elles, ou, enfin, de la superposition des couches picturales. Cette parenté des savoir-faire déliens avec la peinture macédonienne fut également étendue à la dorure, à la feuille, observée déjà en Macédoine, près de deux siècles et demi plus tôt26.
21Toutes ces techniques supposaient, en amont, une préparation de la couche picturale proprement dite. Elle prit à Délos, la forme de l’application d’une sous-couche uniformément blanche, au blanc de plomb, à quoi s’ajoutait généralement, dans le cas de la dorure, un bol d’ocre jaune ou rouge.
Peindre et dorer sur marbre : une technique systématique, celle de l’emploi du blanc de plomb
22Il est tout d’abord frappant de constater que les ateliers actifs à Délos à l’époque hellénistique pratiquent une même technique d’application de la polychromie sur marbre, qu’il s’agisse de peindre ou de dorer celui-ci, et quels que soient la taille, la qualité, le type ou le style de l’effigie sculptée. Cette koinè technique, codifiée dirait-on, se caractérise par un usage omniprésent du blanc de plomb, que ce soit sous forme d’une couche préparatoire sur laquelle est appliqué le traitement coloré de la surface, sous forme d’une charge mêlée aux autres matériaux de la couleur afin d’obtenir le degré de dilution recherché, ou sous forme de pigment pur. Sans développer ici en détail tous ces aspects, il convient de souligner quelques points importants.
23La technique de peinture sur préparation en blanc de plomb se trouve fréquemment associée à l’emploi de tons lumineux tels que le rose de garance. Les documents produits par l’étude scientifique de l’Aphrodite de la Maison de l’Hermès (musée de Délos, A 4200)27 illustrent de manière particulièrement explicite les caractéristiques de cette couche d’apprêt : fine au point d’être quasiment imperceptible à l’œil nu, elle se signale en revanche, sur les clichés pris sous lumière ultraviolette, par une fluorescence jaune marquée. Elle apparaît ainsi de manière nette sur le manteau où les vestiges de peinture rose émettent, pour leur part, une forte fluorescence rouge orangée, typique de la garance (fig. 12). L’examen au vidéomicroscope révèle son homogénéité et sa finesse de grain (fig. 13), tandis que l’analyse XRF y détecte un signal massif du plomb (fig. 14).
24Cependant, l’emploi de cette préparation n’était pas réservé aux pigments chers ni aux couleurs à base de colorants organiques, puisqu’on la retrouve également sous des matériaux traditionnels au pouvoir couvrant et à la tenue parfaite tels que les ocres. En témoigne, parmi d’autres exemples, le tambourin, peint en un rouge puissant, que tient l’un des Papposilènes exhumés de la Chapelle de Dionysos (musée de Délos, A 4122) (fig. 15).
Fig. 12 — Aphrodite A 4200 en fluorescence d’ultraviolet.
(Cl. EFA, Ph. Collet.)
25Plus frappant encore, l’emploi d’un apprêt en blanc de plomb caractérise également la technique de dorure à la feuille et « au bol » majoritairement attestée sur les marbres de Délos28 : sur les fragments de la statuette d’Anoubis provenant du Sarapieion A (musée de Délos, A 5280) comme sur la statuette féminine drapée de la Maison des Masques (musée de Délos, A 4134), la feuille d’or a été posée sur une assiette ferrugineuse d’une chaude couleur jaune, elle-même appliquée sur la préparation blanche au plomb. On portera enfin attention au fait que l’analyse aux rayons X a détecté des traces de blanc de plomb jusque sur la petite tête féminine trouvée dans le quartier marchand (musée de Délos, A 5355), à l’origine entièrement dorée (fig. 16). La feuille d’or a ici été posée, pour une fois, sur une très fine assiette ferrugineuse de couleur rouge. Sous celle-ci, l’apprêt blanc est si léger qu’il faut l’observer à fort grossissement pour en déceler des traces.
Fig. 15 — Tambourin du Papposilène A 4122.
(Cl. EFA, Ph. Collet.)
26Ce choix délibéré et constant d’exploiter les propriétés picturales du blanc de plomb (ou céruse, en grec psimythion) s’inscrit dans un horizon technique de tradition grecque dont on perçoit de mieux en mieux la consistance, grâce aux travaux de différents auteurs29. Grecque est cette kosmèsis des marbres où les effigies, une fois taillées et finies par la main du sculpteur, sont « fardées » de céruse, à l’image de cet autre art de la cosmétique qu’est le maquillage des femmes30. Les qualités de mise en œuvre et de durabilité du blanc de plomb, ses propriétés pour renforcer l’accroche des fragiles couches picturales et mettre en valeur la luminosité des tons préparés à partir de colorants organiques, ont certainement joué en faveur de cette prédilection technique, sans compter des facteurs d’ordre économique comme l’évoquent V. Chankowski et Ph. Walter dans ce même volume31.
Le jeu des matériaux de la couleur, la science des mélanges
27Nous avons déjà eu l’occasion de présenter, dans d’autres publications, la « boîte de couleurs » du musée de Délos, formée de pigments bruts trouvés dans l’île, et nous n’y reviendrons pas ici32. De même, nous ne développerons pas les considérations que nous avons déjà faites sur l’apparente « banalité » de la palette délienne, banalité qu’a démentie une étude plus approfondie du corpus sculpté, avec la mise en évidence de pigments bien plus rares, tels qu’un jaune à base de vanadate de plomb33. En revanche, nous consacrerons quelques lignes à de nouvelles données confortant ces mêmes notions d’inventivité et de recherche d’effets chromatiques, de la part des artisans antiques.
28Considérons le vert, couleur rare, fréquemment altérée qui plus est. L’enquête a révélé sur ce point une gamme de solutions techniques moins limitée qu’il n’y semblait de prime abord : on trouve en effet de la terre verte, attestée sous forme de pigment brut (figurant dans la boîte de couleurs) et peut-être dans un emploi pictural sur marbre, si l’on peut considérer que les quelques traces détectées sur la chevelure de l’Artémis de la Maison des Cinq Statues, près de la naissance de la raie médiane sur le front, correspondent bien à une touche picturale intentionnelle34. Mais on trouve aussi un précieux vert de cuivre, correspondant sans doute à la malachite, détecté sur une tête imberbe de fût hermaïque (musée de Délos, A 4256), sous forme de rares grains encore en place sur la bandelette qui entoure le strophion (fig. 17). Mieux conservée, la malachite mêlée au blanc de plomb en une teinte vert pâle forme l’une des bandes multicolores qui ornent la bordure inférieure du chiton de l’Artémis chasseresse (musée de Délos, A 449) (fig. 18), affirmant ainsi la préciosité de l’œuvre et de sa parure peinte35. Enfin, il arrive que l’on préfère à ces deux premières options une solution moins onéreuse, le recours à un mélange de bleu égyptien et d’ocre jaune, formule attestée sur la chlamyde que porte sur l’épaule gauche un petit torse masculin (musée de Délos, A 6323) (fig. 19), comme sur la ténie de l’hermès imberbe trouvé dans la Maison de l’Hermès (musée de Délos, A 5637) (fig. 20). Dans ce dernier cas, la peinture n’existe plus qu’en traces minimes où l’on peine à deviner, même sous microscope, la couleur verte dont la présence avait été si clairement reconnue par J. Marcadé, l’inventeur de l’œuvre36.
29La couleur bleue fournit de son côté un cas d’étude intéressant où la « pauvreté » de la palette, ou au moins son uniformité répétitive, sont compensées par la science des dilutions que pratiquent les artisans chargés de la peinture des marbres. À Délos, comme dans tant d’autres sites de la koinè hellénistique, le bleu égyptien est l’unique pigment qui a servi à la teinte « bleu de ciel » que mentionnaient si souvent les descriptions des archéologues du temps de la Grande Fouille. Mais les peintres savaient en moduler la tonalité (à moins qu’ils n’aient acheté des matériaux préparés déjà selon un nuancier de couleurs ?) en jouant sur le degré de broyage, tantôt fin, tantôt grossier, et sur la dilution opérée avec du blanc de plomb. Ils ont ainsi produit toute une gamme chromatique, depuis le bleu soutenu qui orne le chiton long de l’Apollon de la Maison des Cinq Statues (musée de Délos, A 4125), à base de gros grains dont l’éclat vitreux est bien visible en microscopie (fig. 21), jusqu’au blanc bleuté très dilué dont subsistent quelques traces (fig. 22), sur le manteau du second Papposilène trouvé dans la dite Chapelle de Dionysos (musée de Délos, A 4123), en passant par le bleu très lumineux qui orne le vêtement de nombreuses effigies : Artémis élaphébole (musée de Délos, A 449) (fig. 23), Tychè de la Maison des Cinq Statues (musée de Délos, A 4129) par exemple. La matière picturale est alors formée par une dilution, dans du blanc de plomb, de bleu égyptien finement broyé, avivée par l’ajout de grains bleus de calibre plus important.
Fig. 17 — Tête imberbe A 4256.
(Cl. EFA, Ph. Collet.)
30On n’oubliera pas d’ajouter à ces remarques les propos que nous avons déjà développés37 sur la riche gamme des tons roses, mauves, lilas, violets, si prisés à Délos et obtenus par mélanges de couleurs opérés sur la palette. Imitant les étoffes de pourpre, ces tons florides associaient l’emploi d’un colorant organique (le rose de garance) à des composés minéraux : bleu égyptien principalement, mais aussi grains d’ocre rouge ou d’oxyde de fer, blanc de plomb, voire, comme de précédentes analyses l’avaient démontré38, terre verte dans le cas de la paryphè mauve qui orne le péplos de l’Aphrodite de la Maison de l’Hermès (musée de Délos, A 4200).
Ombres et lumières
31Cette parenté de l’art de la composition et de l’application des couleurs avec l’art de la peinture se reconnaît dans les jeux d’ombre et de lumière qu’il a été possible de mettre en évidence sur certaines sculptures de Délos. L’observation de ces jeux recoupe ce que nous savons par les sources textuelles antiques du rôle capital que les Anciens leur prêtaient en peinture, à commencer par Pline l’Ancien :
L’art finit par acquérir sa propre autonomie et découvrit la lumière et les ombres, le contraste entre les couleurs étant réciproquement souligné par leur juxtaposition. Ensuite vint s’ajouter l’éclat, qu’il faut distinguer ici de la lumière. L’opposition entre ces valeurs lumineuses et les ombres fut appelée tonos ; quant à la juxtaposition des couleurs et au passage de l’une à l’autre, on leur donna le nom d’harmogè39.
32Il ne fait nul doute que la maîtrise des jeux d’ombre et de lumière, la recherche picturale et la figuration de l’éclat, la splendor – que celle-ci vienne des couleurs même ou de l’or – n’aient représenté, pour le célèbre naturaliste, des étapes décisives dans la conquête par la peinture antique de son autonomie. À quoi s’ajoute une définition particulièrement précieuse ici des notions de tonos et d’harmogè.
33D’autres auteurs antiques ont mentionné, eux aussi, de tels procédés, tel Plutarque qui évoque les jeux de « dégradé et [de] modelé de l’ombre… », ou encore Quintilien qui note qu’une « peinture dans laquelle la couleur ne souligne pas les contours est dépourvue de relief40 ». Cette observation (à valeur impérative ?) fait de la couleur l’agent modelant par excellence, au-delà de sa seule fonction « colorante », si l’on peut dire.
34Chacun de ces caractères trouve un écho direct dans la sculpture polychrome et dorée de Délos. Le trait de couleur pouvait venir en simple renfort d’un volume approché au ciseau, comme l’attestent plusieurs exemples. Ainsi, une touche plus sombre de couleur recreusait encore l’interstice laissé entre les deux lèvres rouges d’une statue de Silène (musée de Délos, A 4270) (fig. 24).
35D’un usage plus subtil, c’est un véritable modelage par la peinture que l’on observe parfois, qui venait compléter le ciseau du sculpteur ou entrer en concurrence avec lui. Une enquête minutieuse au vidéomicroscope, image après image, de la surface peinte de la statuette polychrome et dorée d’Aphrodite (musée de Délos, A 4200), a permis d’isoler et de replacer sur l’œuvre même toute une série de petites touches de couleur, plus sombres ou plus claires, qui parachevaient le travail de sculpture proprement dite. On y découvre un véritable « modelage par la couleur » (fig. 25). Ici, une touche de blanc de plomb venait estomper l’arête trop vive d’un pli ; là, un trait de bleu égyptien, à l’inverse, recreusait davantage encore le fond d’un pli. Un procédé, répété autant de fois que nécessaire, qu’on n’hésitera pas à rapprocher de la définition que Pline donnera, un peu moins d’un siècle après la date supposée de réalisation de l’œuvre délienne, du tonos, cette « opposition entre ces valeurs lumineuses et les ombres41 ». On en observe une autre illustration sur une sculpture peinte et dorée d’Apollon, sur laquelle, de nouveau, des jeux d’ombre et de lumière ont pu être mis en évidence, au terme d’un quadrillage serré de la surface du marbre peint (fig. 26). Ajoutons qu’ici, la splendor de l’éclat doré des parties nues contrastait à l’origine fortement avec la vivacité des couleurs des parties drapées du dieu.
36Ces quelques exemples contredisent absolument l’idée reçue ancienne et tenace qui dénie à la peinture toute participation dans les jeux d’ombre et de lumière de la statue. Un déni qui frappe depuis sa redécouverte jusqu’aux spécialistes les plus férus de polychromie des marbres, tel M. Collignon, qui notait que « pas plus à cette date […] qu’à une époque plus reculée, nous n’observons de tons rompus, de modelage par la couleur [...] Le peintre ne modèle pas : il colore avec des teintes plates des surfaces sculptées qui ont par elles-mêmes leurs jeux d’ombre et de lumière42 ».
37Les premiers résultats de telles recherches conduites systématiquement invitent même, le cas échéant, dès lors que le nombre d’indices et de vestiges de couleur est suffisant, à retrouver l’option d’éclairage choisie par le peintre-sculpteur et à en déduire l’origine de la source de lumière théorique – ou réelle – établie pour peindre sur le marbre sculpté lui-même. On approche alors de cette manière, au plus près, et très concrètement, la technè mise en œuvre pour en animer la surface. Sur la base des indices chromatiques collectés, on propose, dans le cas de la statuette d’Aphrodite A 4200, de restituer un éclairage oblique gauche haut (fig. 27) qui permet le mieux, à ce jour du moins, de rendre compte des touches de couleur plus sombre ou plus claire repérées à la surface de l’œuvre43.
38Ces divers exemples attestent que sculpture et peinture, à Délos, à l’époque hellénistique, ont bien fait techniques picturales communes.
Fig. 25 — Aphrodite A 4200 : cartographie du modelage pictural.
Fig. 26 — a. Jeux d’ombre et de lumière sur l’Aphrodite A 4200, touche de blanc sur le genou gauche (cl. EFA et C2RMF). b. Vestige de bleu dans le creux d’un pli.
(Cl. EFA et C2RMF.)
39Mais il est des cas où le groupe sculpté, en soi, rivalisait très probablement avec l’art du tableau même, qu’il s’agît du thème, de sa transposition en trois dimensions, ou, enfin, des techniques picturales mises en œuvre. Il semble bien que le groupe d’Artémis élaphébole (musée de Délos, A 449) (fig. 28) témoigne à Délos de cette mimésis, définie justement par les anciens non point comme l’imitation servile d’un modèle, mais bien comme l’expression agonistique de domaines et de talents complémentaires sinon toujours rivaux.
40Le modèle en était ici, manifestement, un tableau, dont la composition remonte, au moins, au ive s. av. J.-C. On le trouve reproduit à différentes échelles, sur différents supports, à différentes époques, preuve de son succès44. Le groupe sculpté de Délos empruntait aux techniques picturales des tableaux ce qu’elles avaient de meilleur, qu’il s’agisse du réalisme du rendu du pelage de la bête, par touches de couleurs (fig. 29), du raffinement des étoffes aux liserés et galons brodés ou que l’on ait affaire, de nouveau, à des jeux d’ombre et de lumière.
41Mais le groupe sculpté témoigne surtout de cette fameuse harmogè qui, près de deux siècles plus tard, sera définie par Pline, on l’a vu45, comme « la juxtaposition des couleurs et le passage de l’une à l’autre ». Les attestations d’une telle virtuosité picturale se reconnaissent en maints endroits de l’œuvre. Le caractère précieux du vêtement porté par la déesse était suggéré, à ses extrémités inférieures, par la superposition des couleurs et leur enchaînement sur le mode du fondu enchaîné (fig. 30). Pas moins de onze unités chromatiques composaient cette bande luxueuse dont la syntaxe a pu être retrouvée.
Fig. 28 — Le groupe d’Artémis élaphébole A 449 en fluorescence d’ultraviolet.
(Cl. EFA, Ph. Collet.)
42L’incarnat de la déesse avait aussi été l’objet d’un traitement de grande qualité, par les nuances qu’on observe encore aujourd’hui (fig. 31). Les touches de couleur plus rouges ou plus orangées devaient conférer à l’incarnat divin ce hâle subtil qui est celui des grandes chasseresses46.
43Le soin extrême apporté au traitement pictural des carnations se reconnaît sur bien d’autres œuvres, quoique les indices en soient souvent des plus ténus.
Le traitement pictural des carnations
44Cette enquête minutieuse nous permet de mieux approcher les réalités perdues d’une peinture bien éloignée de nos schémas mentaux et de notre goût forgé par des siècles d’une esthétique fondée sur la négation des couleurs de l’antique. Si les progrès qu’on lui doit sont infimes dans certains cas, si les hypothèses qu’elle permet de formuler sont fragiles lorsqu’elles ne reposent que sur quelques « grains » de couleurs, de cet ensemble de données, patiemment collectées, se dégage néanmoins des éléments de certitude.
45La question si délicate du traitement des carnations a bénéficié au premier chef d’une telle collecte. On le sait, elle a conservé longtemps sa part d’ombre. Le haut degré de polissage du support en marbre ainsi que la ferveur des nettoyages modernes en ont en général effacé toute trace. À quelques exceptions près, néanmoins. À fort grossissement, en effet, certains épidermes ont repris de la couleur.
46Ainsi, l’Héraclès de la Maison du Lac (musée de Délos, A 721) a conservé quelques vestiges de son ton de chair haut en couleur, à base d’ocre rouge orangé, qu’on rapprocherait volontiers de certains exemplaires déliens en terre cuite, ou du ton de chair, andreikelon, de l’Hermès de la mosaïque du Jugement de Pâris.
47Dans d’autres cas, le traitement des carnations masculines devait plutôt consister en rehauts, en quelque sorte graphiques, de peinture rouge (de nouveau des ocres) soulignant les détails du visage, sourcils, yeux, narines et bouche. Il en était ainsi du visage du malheureux Kerdon, disparu dans un naufrage, et du visage de l’hermès juvénile de la Maison de l’Hermès, comme J. Marcadé avait pu l’observer dans les années cinquante, au sortir de terre47.
48Pour les chairs féminines il faut risquer un regard – si l’on ose dire ! – dans le nombril d’une sensuelle petite Aphrodite à la cape (musée de Délos, A 5222), pour y découvrir quelques restes de peinture rose. Et il nous faut revenir une dernière fois à la Petite Herculanaise pour admirer, sur les belles photographies prises par Ph. Collet, la délicatesse du traitement pictural de l’œil ainsi que les vestiges d’un ton à base d’ocre jaune et de rose pour les chairs (fig. 32). La carnation ivoire rosé que certaines Tanagréennes du Louvre ont conservée n’en était peut-être guère éloignée.
Fig. 33 — Recontextualisation en imagerie 3D de l’exposition initiale du groupe d’Artémis élaphébole A 449.
(Cl. EFA et C2RMF, Archeomed.)
49Raffinement et préciosité caractérisent cette œuvre, avec le délicat motif des postes ornant le bas du chiton, le jeu précieux d’un liseré, sur le manteau, mariant l’or et un splendide violet (peut-être de pourpre ?), avec, enfin, le fin travail pictural des mèches entremêlant traits de peinture brun rouge et de jaune. Sculpture et peinture sont ici associées en un art total jouant en maître de l’illusionnisme de la couleur.
Ombres et lumières et contexte d’exposition de la statue peinte
50Il est rare que l’on puisse attribuer avec certitude à une œuvre antique son lieu d’exposition originel. Trop de contextes imprécis, trop de dépôts secondaires ou de remplois de l’œuvre étudiée s’opposent généralement à toute tentative de ce type. Le cas du groupe d’Artémis élaphébole n’en est que plus remarquable. Il est pratiquement assuré, en effet, qu’il se dressait à l’origine sur une base légèrement surélevée, au fond du corridor d’accès à la maison III S du Quartier du théâtre48. Son lieu d’exposition final déterminait-il pour la statue un traitement pictural qui le prît en compte ? Les conditions d’éclairage réelles obligeaient-elles à des retouches chromatiques sur l’œuvre même, in situ, visant à compenser des ombres trop prononcées ou des lumières trop éclatantes ou, à l’inverse, trop ternes ? Cette interrogation, qui invite à reconsidérer l’ensemble du processus de fabrication d’une sculpture, depuis la commande initiale jusqu’à sa mise en place finale, chez le commanditaire, est désormais rendue possible par le degré de finesse d’analyse du traitement pictural que les méthodes contemporaines permettent d’atteindre. La mise en évidence d’un véritable modelé pictural de l’œuvre sculptée invite à confronter ce dernier aux données matérielles de l’exposition. Pour cela, la réalisation d’un modèle numérique virtuel 3D s’est révélé un outil indispensable49. La souplesse de son utilisation a permis d’éprouver la validité des hypothèses formulées et de proposer, sur la foi des indices concurrents du modelé pictural et de la scène d’exposition, une restitution de cette dernière (fig. 33). Une telle image se veut d’abord une invitation à mieux prendre en compte, dans les études ultérieures, dès lors que les données recueillies le rendent possible, le croisement des résultats de l’analyse picturale sur l’œuvre et les contraintes de son lieu d’exposition final. Souhaitons qu’elle nous donne aussi une idée du goût des Déliens du début du ier s. av. J.-C. pour la mise en scène plus ou moins luxueuse de répliques partielles de chefs-d’œuvre de la sculpture (ou de la peinture) classique.
Bibliographie
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Abréviations bibliographiques
Bourgeois, Jockey 2005 = Br. Bourgeois, Ph. Jockey, « La dorure des marbres grecs. Nouvelle enquête sur la sculpture hellénistique de Délos », Journal des Savants (juillet-décembre), p. 253-316.
Bourgeois, Jockey 2007 = Br. Bourgeois, Ph. Jockey, en collaboration avec H. Brecoulaki et A. Karydas, « Le marbre, l’or et la couleur. Nouveaux regards sur la polychromie de la sculpture hellénistique de Délos », dans S. Descamps-Lequime (dir.), Peinture et couleur dans le monde grec antique, Actes du colloque Louvre (10 et 27 mars 2004), p. 163-191.
10.3406/bch.2000.7258 :Brecoulaki 2000 = H. Brecoulaki, « Sur la technè de la peinture grecque ancienne d’après les monuments funéraires de Macédoine », BCH 124, p. 189-216.
Brecoulaki 2006 = H. Brecoulaki, La peinture funéraire de Macédoine. Emplois et fonctions de la couleur, ive s.-iie s. av. J.-C.
MD = J. Marcadé, Au Musée de Délos. Essai sur la sculpture hellénistique en ronde bosse trouvée sur l’île, BEFAR (1969).
ScD = J. Marcadé (éd.), Sculptures déliennes (1993).
Notes de bas de page
1 L. Couve, « Note sur une statue de femme trouvée à Délos », RA XXXI (juillet-décembre 1897), p. 24.
2 Appareil Keyence VH-2000, fonctionnant avec un capteur vidéo de 470000 pixels et équipé d’une lentille zoom (grossissant de 25 à 175 fois en continu) et d’un endoscope. Pour une première utilisation de ce dispositif, Br. Bourgeois, A. Pasquier, Le Gladiateur Borghèse et sa restauration (1997).
3 Chercheuse à l’IIE (Athènes, Grèce).
4 Institut de physique nucléaire « Démokritos » (Athènes, Grèce).
5 Par microspectrométrie Raman, microspectrométrie infrarouge à transformée de Fourier (µFTIR), chromatographie en phase liquide (HPLC-PDA) et en phase gazeuse (GC/MS et Py-GC/MS).
6 MD, p. 178 ; ScD, p. 106-107, n° 43.
7 On emploie ici le terme « grain » dans son acception la plus large, pour rendre compte tout à la fois de la morphologie des vestiges de couleur détectés et de leur taille.
8 Voir infra, p. 147, 154, 155.
9 Voir infra, p. 151 et n. 18.
10 MD, p. 456 et pl. XX.
11 MD, p. 456.
12 Observation illustrée dans Bourgeois, Jockey 2007, p. 167, fig. 2d-e.
13 Brecoulaki 2006, I, p. 177 et 420, II, pl. 70,1-2 et tableaux 5.1 et 5.3 : échantillon LB 5, prélevé sur le kymation dorique de l’ante. La laque mauve-violette est dans ce cas de la pourpre conchylienne, et non de la garance.
14 A. Laumonier, Les figurines de terre cuite, EAD XXIII (1956).
15 MD, p. 114, 258, n. 1, p. 417, pl. VII.
16 Voir infra, p. 155-156.
17 Comme, par exemple, la surexposition ambiante du fait de l’ensoleillement des salles du musée.
18 « Hic est Nicias, de quo dicebat Praxiteles interrogatus, quae maxime opera sua probaret in marmoribus : quibus Nicias manum admouisset ; tantum circumlitioni eius tribuerat » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXV 133).
19 Pour une analyse des ressorts de cette émulation artistique dans l’univers de la sculpture athénienne archaïque, D. Viviers, Recherches sur les ateliers de sculpteurs et la Cité d’Athènes à l’époque archaïque : Endoios, Philergis, Aristoklès (1992).
20 « Indifférente négligence de l’artiste pour l’arrière moins visible […] on est surpris de trouver là les deux extrémités pendantes de la bandelette verte dont l’enroulement sur le cercle qui maintient la coiffure était indiqué par des raies peintes en oblique […] Rehaussées de couleur encore très vive […] dans une partie dont il est clair qu’elle n’était pas destinée à être regardée » (J. Marcadé, « Trouvailles de la Maison dite de l’Hermès », BCH 77 [1953], p. 501).
21 Brecoulaki 2006.
22 Voir les travaux pionniers d’A. Rouveret : Histoire et Imaginaire de la peinture ancienne (ve s. av. J.-C.-ier s. ap. J.-C.), BEFAR 274 (1989) ; le site « Peinture et couleur dans le monde grec antique », hébergé par l’École normale supérieure de Lyon, réunit sources textuelles et archéologiques, http://arts.ens-lyon.fr/peintureancienne/antho/menu2/partie1/antho_m2_p1_04.htm, consulté le 26/04/2017.
23 Observation déjà faite par H. Brecoulaki, voir n. 21.
24 Aristote, De sensu et Sensibilibus 439b20 sq., 440a5, 440b15.
25 Τὴν ὃλην ἔχει δύναμιν τῆς τέχνης οἳον τὸ ἀποτεῖναι τὰς γραμμὰς ἐς τὸ ἐυθύτατον καὶ τῶν χρωμάτων ἀκριβῆ τὴν κρᾶσιν καὶ εὔκαιρον τὴν ἐπιβολὴν ποιήσασθαι.
26 « Sur le trône de la “tombe d’Eurydice”, la feuille d’or est appliquée au moyen d’un liant à base de gomme arabique, sur une sous-couche d’ocre jaune. Une technique similaire fut employée sur la kliné de la “tombe de Philippe II” pour la création du fond doré, à cette différence près que, dans ce dernier cas, l’ocre jaune est mélangée à de la kaolinite et appliquée sur une sous-couche composée de kaolinite et de calcite, qui sert de préparation aux couleurs. » (Brecoulaki 2000, p. 212).
27 Rappelons que le bon état de conservation de la polychromie sur cette œuvre doit beaucoup aux conseils de prudence prodigués par son inventeur, J. Marcadé, en matière de nettoyage, et aux soins apportés par les responsables grecs à suivre ces recommandations.
28 Dernière mention : Br. Bourgeois, Ph. Jockey, « The Polychromy of Hellenistic Marble Sculpture in Delos », dans V. Brinkmann, O. Primavesi, M. Hollein (éds), Circumlitio. The Polychromy of Antique and Mediaeval Sculpture (2010), p. 225-239. Voir p. 226 et la fig. 168.
29 Sur ce point, voir Brecoulaki 2000 et 2006, avec bibliographie. Bourgeois, Jockey 2005, p. 297-302.
30 Voir les réflexions de Ph. Walter, dans ce même volume, p. 241-261.
31 Voir p. 87 (V. Chankowski) et p. 252-253 (V. Adrymi et al.).
32 Bourgeois, Jockey 2007, p. 174-175. Sélection moderne de matériaux bruts dont certains ont pu servir à des fins médicales ou cosmétiques plutôt que picturales.
33 Sur la bande inférieure du manteau de la Petite Herculanaise (musée national d’Archéologie d’Athènes, MN 1827) et sur la bordure du péplos de l’Artémis de la Maison des Cinq Statues (musée de Délos, A 4126), voir Bourgeois, Jockey 2007, p. 176-179.
34 Et non à une pollution secondaire liée à l’enfouissement ; mais le caractère isolé du vestige, observé à fort grossissement oblige à la prudence. En revanche, l’identification d’un vert à base de terre ferrugineuse a été acquise via l’analyse XRF.
35 Bourgeois, Jockey 2007, p. 187-188.
36 MD, p. 112.
37 Bourgeois, Jockey 2007, p. 178-180.
38 Voir l’étude menée par Y. Chryssoulakis, Fr. Queyrel et V. Perdikatsis sur un échantillon préparé en lame mince, étudié au microscope polarisant et analysé par microsonde électronique : Y. Chryssoulakis, Fr. Queyrel, V. Perdikatsis, « Étude systématique des couches picturales trouvées sur quelques portraits en marbre conservés au musée de Délos », dans Archaeometry, Proceedings of the 25th International Symposium, Amsterdam-Oxford-New York-Tokyo (1989), p. 231-236, voir p. 234-235.
39 Tandem se ars ipsa distinxit et inuenit lumen atque umbras, differentia colorum alterna uice sese excitante. Postea deinde adiectus est splendor, alius est quam lumen. Quod inter haec et umbras esset, appellarunt tonon, commissuras uero colorum et transitus harmogen (Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXV 11 [trad. J.-M. Croisille, CUF, 1985]).
40 Nec pictura in qua nihil circumlitum est eminet… (Quintilien, Institution oratoire VIII 5, 26 [trad. A. Rouveret, Histoire et Imaginaire de la peinture ancienne (1989), p. 285]).
41 Voir supra, n. 39.
42 M. Collignon, La polychromie dans la sculpture grecque (1898).
43 Étude proposée par F. Fauquet, sur la base des résultats de l’observation au vidéomicroscope.
44 Bourgeois, Jockey 2007, p. 187-188.
45 Voir supra, p. 160 et n. 39.
46 À comparer aux fards roses analysés par Ph. Walter, dans ce même volume, p. 250-251.
47 J. Marcadé (n. 20), p. 512.
48 M. Kreeb, Untersuchungen zur figürlichen Ausstattung delischer Privathaüser (1988).
49 Voir infra, l’article de F. Fauquet, Ph. Jockey, p. 387-402.
Auteurs
Conservateur général du patrimoine au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), Paris, France.
Professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec, université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn (Archéologie et Sciences de l’Antiquité), Nanterre, France.
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