Chapitre II. Grecs et barbares227: bronzes archaïques d’Arta à Novi Pazar
p. 87-94
Texte intégral
1La trouvaille de Paestum comprend donc, avec cinq vases faits par un atelier grec du golfe de Tarente, peut-être installé à Sybaris, trois autres vases, qui n’ont de parallèles que dans la région de Trebenischte; les trouvailles de ce groupe faites en Macédoine yougoslave sont beaucoup plus nombreuses que celles d’Italie. Le problème de la région de fabrication, à l’Est ou à l’Ouest de l’Adriatique, se pose donc. Mais, de Dodone à Novi Pazar au moins, les vases grecs de bronze que nous avons eu l’occasion d’évoquer ne sont pas répartis au hasard: les types des objets, la nature des sites, les modalités de circulation des vases permettent de définir quelques voies de circulation privilégiées, qui donnent la clef de la carte de répartition des produits grecs dans cette région du monde antique, où nous rencontrons au moins des villes grecques, — les colonies de la côte —, des sites dont les habitants ne sont pas grecs, de Vitsa du Zagori à Novi Pazar, et un lieu très particulier par sa fonction: le sanctuaire oraculaire de Dodone.
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2Le tumulus de Novi Pazar228 et ceux de Trebenischte, malgré la distance qui les sépare, sont comparables: il s’agit de tombes barbares « princières », et la place qu’y tient la vaisselle de bronze importée est à peu près la même. Le reste du matériel présente quelques variantes; mais on peut comparer, dans les deux sites, les feuilles d’or estampées et les ambres, ceux-ci plus nombreux et plus grands à Novi Pazar: car Novi Pazar est beaucoup plus proche du Nord de l’Adriatique, d’où provenait l’ambre, s’il est padan, ou bien par où il transitait, s’il est baltique. Dans les deux cas, il s’agit d’objets locaux, qui s’expliquent par des traditions indigènes, même si leur aspect est influencé par l’art méditerranéen, motifs géométriques grecs des feuilles d’or, aspect anthropomorphe des statuettes d’ambre de Novi Pazar (inconnues à Trebenischte). De même, « illyriens » ou « macédoniens », d’autres objets de métal ne concernent pas le problème des rapports entre Grecs et Barbares: c’est le cas des armes, et d’objets de parure, fibules ou épingles, qui sont au contraire au centre des discussions, souvent vives, qui peu à peu définissent l’originalité, et les liens, des divers peuples « barbares » en contact avec le Nord de la Grèce.
3A Novi Pazar, comme à Trebenischte, la tombe contient quelques vases attiques à figures noires « de prolongation »: une olpè et une coupe à pied bas à Novi Pazar, deux lécythes et deux coupes à Trebenischte229. Ces vases sont à la fois peu nombreux et particulièrement médiocres: si curieuse qu’ait pu paraître la céramique figurée aux chefs illyriens, il n’est pas imaginable que ces objets aient eu à leurs yeux une valeur comparable à celle des bronzes. Les deux coupes de la tombe de Vix ont le même sens. Ce sont de simples curiosités, marchandise d’appoint tout au plus. Les groupes auxquels appartiennent les deux lécythes, d’après les listes de Beazley, ABV, p. 460 sq. et 489 sq., étaient assez largement exportés, notamment en Italie. Peut-on se demander par où ils sont venus, avec les vases de bronze de Grande-Grèce ou directement — ce qui peut signifier par les colonies de la côte épirote et illyrienne ou, sans intermédiaire, de Grèce continentale? Nous y reviendrons.
4Le volume de FILOW signale, p. 96-97, nos 149 à 151, des objets moins attendus dans des tombes non grecques: des figurines de terre cuite, dans sept tombes différentes au moins; deux au moins étaient des déesses assises. De telles offrandes, en principe, sont purement grecques, et n’ont guère de sens, apparemment, dans un milieu où les représentations figurées ne jouent pas de rôle religieux; mais il faut peut-être les rapprocher des ambres sculptés de Novi Pazar.
5Les vases de métal de Novi Pazar comportent une coupe d’argent (n° 9), deux bassins sur trépied bas (nos 4 et 8) et peut-être deux autres (fragments nos 5 et 6), une oenochoé (n° 7), une hydrie (n° 3), un infundibulum (n° 12) et une ciste (n° 11). La coupe, rapprochée par la publication d’exemplaires trouvés en Russie, et l’infundibulum, de facture médiocre, ne permettent guère d’attribution; il est, en revanche, important que ce soient des accessoires normaux du banquet grec. Les bassins sur trépied bas, dont certains au moins, dans le monde grec, ont servi de bains de pieds230, sont nombreux à Trebenischte (FILOW, nos 81 à 91, soit onze exemplaires). Les fouilles récentes les ont multipliés en Grande-Grèce, où on en connaissait déjà quelques-uns231; en l’absence d’une étude précise des variantes éventuelles entre les exemplaires de Grèce propre et ceux d’Italie, le reste de la vaisselle de bronze fait penser que les exemplaires des tumulus illyriens viennent d’Italie.
6Les deux autres vases de Novi Pazar ne posent pas de problème d’attribution. L’oenochoé entre parfaitement dans la série corinthienne étudiée par VOKOTOPOULOU: c’est le n° 38 de son catalogue, p. 46; elle pourrait, à en juger par l’ensemble du livre, venir aussi bien de Corinthe même que d’une colonie corinthienne du Nord-Ouest. L’hydrie (fig. 195 à 197) est purement corinthienne232; l’élément décisif est le kouros (fig. 184 et 185), inséparable des Zeus corinthiens et du cavalier de Dodone ici fig. 172 à 175. Nous avons dit que le Gorgoneion est du type corinthien « hexagonal ». On voit bien, pour le reste du vase, le mélange de traits techniques ou stylistiques caractéristiques d’une tradition précise et ceux qui, en cette deuxième moitié du VIe siècle, sont le bien commun d’ateliers différents; le profil et le travail du vase sont ceux des hydries à tête de femme, et les anses horizontales ne se distinguent du groupe de Grande-Grèce que par un travail plus rapide des têtes de canard, moins détaillées en général sur les vases de Grèce propre. Le filet de renforcement du col se retrouve sur plusieurs hydries du Nord-Ouest du Péloponnèse (cf. n. 13). Les béliers ne sont pas travaillés à l’arrière (fig. 197); les lions (fig. 198) sont nettement différents de ceux des vases de Paestum. Leur collerette est plus plate, leurs oreilles plus détachées; la crinière est un simple rang de virgules gravées; un fragment de Delphes (inv. 4723, fig. 199) est identique; un autre, de Dodone, également d’une anse d’hydrie (fig. 200), est voisin233 C’est apparemment la variante corinthienne dérivée du type laconisant.
7Si l’hydrie est, comme il semble bien, un produit de Corinthe même, on peut, si on l’isole, hésiter sur le chemin qu’elle a suivi jusqu’à Novi Pazar. VOKOTOPOULOU, l.c., comme POPOVIC, ArchGreekCult, surtout p. 85, pensent à Potidée; les épingles de Novi Pazar et de Trebenischte, qu’elles doivent être appelées « macédoniennes » ou « illyriennes », se trouvent en effet jusqu’en Macédoine et en Chalcidique. Mais il arrivait des bronzes corinthiens, en Epire intérieure, à Vitsa comme à Dodone: l’hypothèse la plus économique est de faire passer par là l’hydrie de Novi Pazar comme les bronzes corinthiens de Trebenischte, et les autres objets grecs des deux sites. Car les diverses catégories d’objets doivent être envisagées séparément: les objets de parure « indigènes », les vases de bronze grecs, et sans doute la céramique attique, suivent apparemment des circuits distincts, attirés les uns et les autres par la richesse des chefs barbares. C’est ce qu’indique mieux encore, si on la rapproche des ambres, sculptés ou non, la ciste à cordons.
8Ces cistes, typiquement étrusques, sont assez nombreuses dans le Nord de la Yougoslavie234, et c’est par cette voie qu’est venue celle de Novi Pazar: c’est la voie de l’ambre. Il n’y a pas lieu ici d’établir de rapport direct avec l’autre rive de l’Adriatique, où Rudiae et Campovalano au moins235 ont livré des cistes à cordons, de type non canonique. Il est beaucoup plus notable qu’une tombe d’Arta-Ambracie (nécropole de Κουτσομύτα), purement grecque d’autre part, a livré une ciste à dix cordons à anse mobile (exposée au musée d’Arta): c’est dire que l’hydrie de Novi Pazar a, sur sa route, croisé un vase étrusque, transporté du Nord vers le Sud. Une nécropole de Corfou a livré un bassin à rebord perlé étrusque236, du type exact d’un exemplaire de Chiaromonte, dans le Val d’Agri (cf. n. 272) et d’un exemplaire de Syracuse.
9Il suffira de rappeler la composition de la vaisselle de bronze de Trebenischte. D’après ce que nous avons dit à propos des différents groupes de vases, ils forment deux groupes. Le premier est corinthien ou « corinthisant »; le problème, important si on envisage non les traditions stylistiques, mais les voies de circulation et les échanges, serait de distinguer ce qui peut être attribué à Corinthe même, et ce qui vient des colonies du Nord-Ouest; la distinction n’est guère facile. Trois sphinx237, décor de meubles probablement (fig. 201, 202, 203), sont purement corinthiens. On peut hésiter pour la patère FILOW n° 79, dont le manche est un homme barbu, les pieds posés sur un Gorgoneion « elliptique »238; ce dernier détail, nous l’avons vu, est en faveur d’une fabrication « coloniale », sans être un argument tout à fait décisif. Les oenochoés FILOW nos 74 à 78 (nos 41 à 45 de VOKOTOPOULOU, p. 46 à 48) sont certainement corinthiennes.
10Qu’en est-il des cratères, si, après les remarques de détail, on veut porter sur eux un jugement global? Ils sont inséparables l’un de l’autre, tant les détails sont identiques, en particulier pour les anses. Les cavaliers de celui de Belgrade (fig. 180) sont corinthiens, « du Nord-Ouest » probablement, comme l’applique semblable de Dodone (cf. p. 62). Pour celui de Sofia, nous avons vu aussi que les parallèles laconiens invoqués par Rumpf n’existent pas (cf. p. 59). Le support complexe de celui de Belgrade (fig. 204 à 206) ne donne guère d’indications. On a jugé laconien un fragment d’Olympie, de même structure, à cause des lions qu’il porte (cf. n. 107 et 108). Mais ces supports complexes n’étaient pas très rares; un pied de lion de Delphes239, d’un montage à peine différent, vient d’un support du même type; il est donc probable que, comme les cratères eux-mêmes, ces supports ont pu être fabriqués par plusieurs centres différents. Sur celui de Belgrade, on peut remarquer que les chiens ressemblent à celui du nouveau fronton de Corfou240, que les palmettes et volutes sont étonnamment proches de certaines attaches d’anses d’hydries de Grande-Grèce, que les têtes des Gorgones ailées, agenouillées, proches de celles des anses, ne se rangent pas non plus dans un des types principaux. Les Gorgones agenouillées sont exceptionnelles241; mais le kouros agenouillé de l’hydrie de Trikala (fig. 112) l’est tout autant.
11Tout cela, joint à ce que nous avons pu constater sur le jeu complexe des influences dans la 2e moitié du VIe siècle, doit rendre prudent. C’est avec l’art corinthien que quelques rapprochements sont possibles. Les photographies montrent les points communs, et les différences, avec le cratère de Vix, jusque dans le détail du montage ou le décor des moulures. Il faut ajouter d’autre part au dossier des cratères à volutes, des deux côtés de l’Adriatique, la ressemblance, déjà signalée, entre un fragment de Francavilla Marittima (fig. 210) et un fragment de Dodone. Comme l’a vu M.W. STOOP (cf. n. 121), il s’agit des appendices latéraux d’anses de cratères à volutes, en forme de têtes de canard et non de serpents, mais identiques dans leur principe et leur forme générale aux serpents des deux vases de Trebenischte. Il est très troublant que nous ayons ainsi un rapprochement, triangulaire en quelque sorte, entre Sybaris, Dodone et Trebenischte. Verra-t-on, s’il faut risquer une hypothèse, dans le fragment de Francavilla une imitation, ou une suite, d’un type de cratère attesté d’abord de l’autre côté de l’Adriatique? Ce n’est qu’une hypothèse; elle aurait, à titre provisoire, l’avantage de s’accorder assez bien avec l’histoire des hydries. Peut-être aussi trouverait elle un écho dans l’étonnante ressemblance entre l’hoplite de Dodone ici fig. 190 et 191 et une statuette de Francavilla, fig. 192 et 193242, qui semble en être une copie directe, mais très maladroite.
12Le reste de la vaisselle de Trebenischte doit venir de Grande-Grèce. C’est le cas pour les vases à lèvre fondue à part; car, malgré le nombre supérieur d’exemplaires découverts dans les tombes illyriennes, tout indique que les fabrications grecques du Nord-Ouest restent fidèles aux styles et aux motifs des modèles péloponnésiens. Un vase comme l’hydrie au Gorgoneion laconien (fig. 73 et 181) porte des anses latérales qui prouvent sa fabrication italiote. Ce groupe est réellement autonome, et non « colonial ». De même, le trépied à protomes de cheval, inséparable de celui de Métaponte (fig. 161 et n. 115), qu’il soit tarentin ou non, vient d’Italie: la descendance laconienne directe des chevaux est la même que celle du Gorgoneion de l’hydrie. On peut hésiter, en revanche, pour deux oenochoés, à Sofia, FILOW, nos 72 et 73. La première a comme anse verticale un kouros tenant deux lions par la queue, et debout sur une palmette à volutes doubles, le rang inférieur étant inversé comme sur l’hydrie d’Ugentum (cf. fig. 118); l’épaule porte des godrons gravés. La seconde, de profil identique, a une anse plus simple, l’attache inférieure à palmette et serpents, identique aux exemples que nous avons vus sur les hydries à lèvre fondue à part (fig. 103 à 107); l’attache supérieure comporte une tête de lion, et deux têtes de singe, qu’il faut ajouter aux exemples que portent les mêmes hydries. Apparentées aux oenochoés corinthiennes, ce sont des dérivations d’Italie, que VOKOTOPOULOU, p. 128 sq., a peut-être raison d’attribuer au même atelier que les vases à lèvre fondue à part. FILOW, p. 65 et fig. 68, avait déjà rapproché son n° 73 d’un exemplaire presque identique, trouvé à Cumes; on y ajoutera un exemplaire de Matera243.
13Un tableau des bronzes grecs trouvés dans cette région doit inclure deux objets isolés, souvent cités. Le premier est une statuette de Ménade en course, trouvée à Tetovo, au Nord de Trebenischte, actuellement au musée de Skopje244. Il est à peu près sûr qu’elle était fixée sur un récirécipient; c’est donc la trace d’un autre vase de grandes dimensions. Une autre statuette de femme en course, au British Museum, proviendrait de Prizren, encore plus au Nord245; elle aussi était fixée sur le bord d’un récipient. On avait pensé, pour deux statuettes d’Olympie246, et pour le « cômaste » de Corfou (cf. n. 250), au rebord d’un grand récipient, du type de ceux qui, à Trebenischte ou à Visoi247 portent des animaux couchés, ou comparable aux chaudrons campaniens un peu plus récents. Le couvercle du cratère de Vix (fig. 194), ou les tiges horizontales qui encadrent le grand pied de lion de Delphes déjà cité (cf. n. 238) offrent d’autres possibilités, et d’autres endroits à décorer. Il est à peu près certain, en tout cas, qu’aucune statuette de bronze trouvée en pays barbare n’était un objet indépendant. Pour celles-ci, les attributions sont plus difficiles. On admettra que la statuette de Prizren, comme le propose Langlotz, est laconienne, malgré la différence du visage avec celui de la jeune fille courant de Dodone, que souligne la pl. 53 des FrB. La Ménade de Tetovo ne ressemble exactement à aucune des deux autres; son visage, qui n’a jamais été reproduit de face ou de profil, a peut-être la structure que montre le bronze de Dodone, d’où un aspect « laconisant » qui a fait penser à Tarente248, ainsi que pour une autre statuette féminine, de montage et de pose comparable, à Palerme249, qui porte le péplos laconien à repli très court. Mais celle-ci a même été rapprochée250 des métopes du « trésor » du Silaris.
14Proche de Dodone, et moins éloignée des villes grecques de la côte que Trebenischte, Vitsa du Zagori, qui n’est pas un site grec, a livré deux oenochés de bronze purement corinthiennes, qui ont donné le départ au livre de I. Vokotopoulou.
15On aimerait pouvoir confronter à ces trouvailles de l’intérieur celles des colonies corinthiennes de la côte. L’état des fouilles et des découvertes ne le permet que très partiellement. Corcyre a livré assez peu de bronzes. Le plus notable est une statuette d’homme en course tenant un rhyton, « cômaste » que son inventeur a jugé laconien251, et qui l’est sans doute malgré son originalité. Il s’agit d’un ornement de grand récipient, à rapprocher des statuettes féminines en course de l’intérieur. Artistiquement et techniquement, c’est le même « courant », d’autant plus notable que cette région n’est pas de celles qui ont livré beaucoup de céramique laconienne; abondante en Italie du Sud, celle-ci est rare en Adriatique, comme si les navires (samiens peut-être, nous l’avons vu) qui la transportaient évitaient cette région, aux mains des Corinthiens. Une fois de plus, il apparaît que les vases de céramique et ceux de métal circulaient selon des modalités différentes.
16Deux lions, tous deux venant d’objets ou d’ustensiles, ont été trouvés dans le sanctuaire de Mon Repos. L’un252 décorait un chaudron ou un trépied. C’est un lion couché laconien ou laconisant, plus ancien et de meilleure qualité que ceux du trépied de Métaponte; il a la même tête qu’un lion assis de Dodone253 qui, lui, est comme le modèle des lions de l’hydrie de Graechwil254. Autant qu’on puisse juger, et si on ajoute aux lions laconisants de Grande-Grèce la trouvaille récente de Hochdorf (cf. n. 246), les lions de Corfou et de Dodone sont laconiens. C’est alors, à Corcyre, colonie corinthienne, un second exemple de grand utensile de bronze laconien. En revanche, deux autres animaux découverts dans l’île sont apparemment corinthiens: un lion plat, monté sur une sorte de chapiteau ionique, comme les sphinx de Trebenischte ici fig. 201 à 203, mais de montage plus complexe255 et une lionne, aujourd’hui à Londres256. C’est peu pour une cité qui a livré, en pierre et en terre cuite, tant d’œuvres de style purement corinthien, importées ou faites sur place.
17Ambracie n’est pas fouillée. Un site de la côte albanaise, Amantia-Vlorë, a livré trois statuettes qui montrent l’implantation corinthienne dans la région. La première est la tête d’une figure plus grande que d’ordinaire257: elle est extrêmement proche d’une tête de calcaire, à peine plus grande, de Corfou258, qui me semble caractéristique du style « corinthien colonial ». Les deux autres sont plus récentes, probablement de la 2e moitié du Ve siècle: il s’agit259 de deux athlètes, qui se rattachent assez bien à un groupe corinthien du 2e quart du Ve siècle, identifié par Langlotz260, et un peu enrichi depuis261. Il s’agit, dans les trois cas, de statuettes indépendantes, ce qui est normal sur un site grec.
18On a attribué à la Grande-Grèce un grand Satyre tenant un rhyton, trouvé à Apollonia262; mais il semble dériver assez directement du type du grand Silène Carapanos 22, de Dodone (cf. n. 266) et serait aussi bien « corinthien du Nord-Ouest ». En revanche, une danseuse aux castagnettes, également d’Apollonia263, est probablement une œuvre « ionienne » de Grande-Grèce, car elle n’a guère de parallèles, même approximatifs, que sur la côte du golfe de Tarente, seule zone où on trouve, même sur des œuvres différentes, le visage d’allure ionienne, l’himation arrêté en haut par un filet double passant entre les seins, et une pose aussi animée264. C’est le seul bronze de Grande-Grèce trouvé dans une ville grecque de la côte Est de l’Adriatique.
19Beaucoup mieux connu, même si beaucoup de trouvailles restent inédites (cf. n. 180), le sanctuaire de Dodone offre un tableau plus complexe, qui reflète la fréquentation de l’oracle, et répond à l’usage grec de dédier des objets très divers, et en particulier de la vaisselle aussi bien que des statues et des statuettes; Zeus, d’autre part, est un dieu qui aime le bronze265. Nous avons vu le nombre, et l’importance, des cratères à volutes, dont il reste des appliques: à Dodone, ils sont corinthiens, de Corinthe même (c’est au moins le cas pour le grand cavalier ici fig. 172 à 175), ou corinthiens du Nord-Ouest, comme c’est peut-être le cas pour le cavalier proche de ceux de Trebenischte ici fig. 180. Les autres vases corinthiens sont nombreux, en particulier les oenochoés à bec en biseau rassemblées par VOKOTOPOULOU; il faut y ajouter au moins une hydrie, celle dont il reste le lion ici fig. 200. Bref, la vaisselle corinthienne est présente à la fois à Dodone, à Vitsa et dans les tumulus illyriens. Un certain nombre de statuettes de Dodone sont également corinthiennes266 à titre d’exemples, citons le grand Silène Carapanos 22267, le cavalier Carapanos 27, l’Apollon d’Etymocleidas, les deux personnages assis (d’un meuble?) Ioannina 4903 et Carapanos 28268, sans doute l’aulète Carapanos 25. Un pied d’ustensile, Ioannina 4904, montre un buste de Gorgone ailée sur un pied de lion, l’ensemble rappelant un peu le support du trépied de Trebenischte à Belgrade.
20Mais, à côté de ces objets corinthiens, le nombre des bronzes laconiens est frappant: nous avons dit que l’attribution par I. Vokotopoulou à Corinthe de beaucoup de bronzes traditionnellement jugés laconiens n’est pas nécessairement convaincante. Ici aussi quelques exemples, que nous avons déjà cités, suffiront: la jeune fille courant, trois hoplites (deux ici, fig. 189 à 191), le petit lutteur fig. 171, un lion assis. Nous avons, proportionnellement, autant de bronzes laconiens à Dodone qu’à Olympie. Il faudrait peut-être y ajouter une Artémis, à Berlin269, donnée comme « de Thesprotie », mais souvent considérée comme de Dodone (VOTOKOPOULOU, pl. 45); elle est laconienne, et se présente comme la Ménade de Tetovo ou la statuette de Prizren: elle vient aussi d’un ustensile, chaudron ou trépied. Il reste que, parmi les bronzes laconiens de Dodone, contrairement à ce qu’on a dans l’arrière-pays et à Corfou, les statuettes isolées dominent. C’est dire, que nous avons les offrandes individuelles de Spartiates qui fréquentaient le sanctuaire. Il est concevable, on l’a plusieurs fois noté, que les Spartiates, qui n’allaient pas volontiers à Delphes, aient trouvé à Dodone l’oracle « international » dont ils pouvaient avoir besoin, d’autant plus volontiers qu’il s’agit d’un sanctuaire de Zeus, comme à Olympie.
21Il faut donc distinguer, pour comprendre la « circulation » des bronzes archaïques, trois types de sites: les colonies grecques, Dodone, les tombes barbares. Un point, en fait, reste obscur dans l’état actuel de notre documentation: les liens étroits que la vaisselle de bronze démontre, qu’ils soient directs ou non, entre la Grande-Grèce et l’arrière-pays illyrien ne semblent avoir laissé aucune trace dans les sites de la côte; la joueuse de crotales d’Apollonia est, si elle vient bien d’Italie du Sud, tout à fait isolée. Or la logique, ou la géographie, imposent que la vaisselle italiote de Trebenischte ait au moins transité par les ports de la côte, d’autant plus que, dans d’autres domaines, les rapports entre la côte adriatique des Pouilles et la rive opposée viennent d’être mis en évidence, pour l’architecture aussi bien que pour la céramique270. Dans l’état actuel des fouilles, c’est dans les îles ioniennes que les fouilleurs de Cavallino et d’Otrante ont trouvé des points de comparaison; mais Corfou, et même Ithaque et Céphalonie, sont un peu connues, ce qui n’est pas le cas des villes de la côte.
22Dodone, enfin, reste à l’écart du courant qui apporte à Trebenischte les vases de Grande-Grèce: quand un type de vase se trouve à la fois à Dodone et dans les tombes illyriennes, les oenochoés à bec en biseau, ou le bouc couché Carapanos 54, identique à ceux du cratère FILOW n° 69, il s’agit de vases de Grèce propre. Cela donne le sens des rapprochements que nous constatations pour les hoplites ici fig. 190-191 et 192-193, l’un de Dodone, l’autre de Sybaris, et pour les anses de cratère à tête de canard des deux mêmes sites, Carapanos 382 et, à Sybaris, celle ici fig. 210: le contexte suggère que les bronziers de Sybaris ont, en fait, imité des objets venus de Grèce, semblables à ceux de Dodone, sans que cela suppose des liens entre Dodone et Sybaris.
Notes de bas de page
227 « Barbares », c’est-à-dire ici Epirotes et Illyriens, dans une zone qui couvre l’Epire grecque actuelle, l’Albanie et, en Yougoslavie, une partie de la Macédoine et, avec Novi Pazar, un peu de la Serbie. Pour les problèmes qui sont ici les nôtres, il importe peu qu’il reste beaucoup d’incertitudes, et que le vocabulaire que j’emploierai pour simplifier soit plus d’une fois peu rigoureux, qu’il s’agisse des frontières entre les différents peuples (comparer N.G.L. Hammond, Epirus, et la plupart des travaux yougoslaves), ou du degré d’hellénisme, ou d’hellénisation, de l’Epire en général et du sanctuaire de Dodone en particulier.
228 Voir l’excellente publication, en serbo-croate et en anglais: D. Mano-Zisi et Lj.B. Popovic, Novi Pazar, IlirskoGrcki Nalaz, Belgrade, 1969. Les objets les plus importants sont également reproduits par Popovic, ArchGreekCult.
229 Trois de ces vases reproduits par N. Vulic, AA 1933, col. 471 à 474, les quatre par Lj. Popovic, Katalog... Trebenista, pl. 34 à 37. Il est curieux que les fouilles bulgares n’aient rien trouvé de comparable.
230 Cf. M.J. Milne, AJA 48, 1944, p. 26 à 63, et R. Ginouvès, Balaneutikè, p. 61 à 75. L’usage de ces récipients comme ποδανιπτήρ, cuvette à se laver (ou se faire laver) les pieds, explique-t-il qu’ils aient été appréciés de cette façon dans des tombes barbares, où tout le reste de la vaisselle de métal évoque le banquet? Ces cuvettes pouvaient servir à toutes sortes d’usages; ou bien faut-il penser que ce préliminaire au banquet qu’est le lavement de pieds était, lui aussi, entré dans les mœurs des chefs illyriens? Ce serait, dans un détail très concret, la marque d’une hellénisation profonde.
231 Quelques exemples, en mêlant trouvailles anciennes et récentes. Noicattaro (Bari): AttiTaranto 1971, pl. 9; Rudiae: Delli Ponti, I bronzi del Museo Prov. di Lecce, n° 23; Cavallino: AttiTaranto 1972, pl. 34; Ugentum: AttiTaranto 1970, pl. 102 (= Lo Porto, AttiMemSocMGrecia 1970-71, pl. 48); Melfi: AttiTaranto 1965, pl. 10 (= Popoli anellenici in Basilicata, pl. 39); Francavilla Marittima; Stoop, BABesch 55, 1980, p. 171 et fig. 21-22; Locres: NSc 1913, Suppl., p. 26, fig. 30 et p. 28, fig. 34; Sala Consilina, dans la même tombe que I’hydrie n° 4 ci-dessus. Sur ces objets, voir en dernier lieu W. Gauer, 10.Ol.Ber., p. 116 sq.
232 Cf. Wallenstein, n° VII/C 5 (« 535-525 »), et Vokotopoulou, p. 122, n° 1 et p. 183 (« 540-530 »).
233 Athènes, MN, Carapanos 64. L. cons.: 3,9 cm. Carapanos, Dodone et ses ruines, pl. 20, 8. On notera le second rivet, à la cassure.
234 L’étude d’ensemble sur ces vases est celle de B. Stjernqvist, Ciste a cordoni (Rippenzisten). Produktion - Funktion - Diffusion, Lund, 1967. On y ajoutera au moins B. Bouloumié, Gallia 34, 1976, p. 1 à 30, et C. Pellet et J.-P. Delor, RevArchEst 31, 1980, p. 7 à 56.
235 Rudiae: Delli Ponti, o.c. (n. 231), nos 26 et 27; Campovalano (Chieti): O. Zanco, Bronzi arcaici di Campovalano, tombe 64.
236 Bassin de Corfou (Musée de Corfou, inv. 1243): ArchDelt 18, 1963, B’, p. 159 et pl. 192 α; B. Kallipolitis la rapproche du bassin de Syracuse, AJA 62, 1958, pl. 56, qui est bien donné, ibid., p. 259 sq., avec celui de Corfou, comme étrusque.
237 A Belgrade. N. Vulic, ÖJh 28, 1933, p. 180, n° 33. Popovic, Katalog...Trebenista, nos 39 à 41.
238 Filow, n° 79, Cf. ci-dessus, p. 65.
239 BCH 97, 1973, p. 515 à 517, n° 5.
240 Dernière photographie publiée: AA 1981, p. 319.
241 Seul autre exemple en bronze, à ma connaissance: la Gorgone agenouillée du Louvre, Br 2570 (cf. ci-dessus, n. 150), qui supporte un pied de lion où on voit nettement l’arrachement des tiges d’un trépied à baguettes.
242 Publiée par M.W. Stoop, AttiMemSocMGrecia: cf. n. 174.
243 F.G. Lo Porto, Civiltà indigena e penetrazione greca nella Lucania orientale, MonAnt, Misc. I, 1973, p. 208-209 et pl. 55 et 56; l’auteur attribue le vase au Péloponnèse, « peut-être à Corinthe », ce qui est conforme à ses positions habituelles: cf. n. 20. Exemplaire à Zurich: M. Sguaitamatti et H.-U. Nissen, AK 25, 1982, p. 81 à 87.
244 Vokotopoulou, pl. 54, α et p. 189, n° 5 (« œuvre corinthienne coloniale, 550-540 »); Popovic, ArchGreekCult, fig. 2 (face et dos), et p. 78-79: proche de la jeune fille courant de Dodone, et par conséquent laconienne (sur la statuette de Dodone, cf. ci-dessus, n. 95).
245 Langlotz, FrB, p. 88, n° 41, pl. 48, a et 53, a: « Sparte ». La provenance a été diversement libellée: « Albanie » (Langlotz), « Prizren » (Popovié); on a, sans raison, cru que l’objet venait de Dodone.
246 Kunze, 7.Ol.Ber., p. 171 sq., à propos de la plus récemment découverte des deux; bibl. dans Mallwitz et Herrmann, Die Funde aus Olympia, nos 89 et 90.
247 Cratère trouvé avec l’amphore ci-dessus p. 84-85 et fig. 81. Il porte sur l’épaule la trace de trois lions couchés, qui étaient soudés. AntBrJugoslaviji, n° 38. Popovic, ArchGreekCult, fig. 60. Ces récipients peuvent être énormes: les lions du chaudron trouvé en 1977 à Hochdorf (Bade-Wiirttemberg) font 35 cm de long: cf. Antiquity t. 55, n° 213, mars 1981, pl. 8 b; contrairement à ce qu’indique J. Biel, o.c., p. 17 (« the lions indicate an origin for the cauldron in mainland Greece »), ils ont exactement le type de ceux du trépied de Métaponte, et sont « laconisants » de Grande-Grèce.
248 Jantzen, BrWerkst, p. 39.
249 Ibid., p. 39, et fig. 44 et 45. En dernier lieu, C.A. Di Stefano, Bronzetti figurati del Museo Nazionale di Palermo, n° 106.
250 P. Zancani Montuoro, Heraion alle foce del Sele, II, p. 346 à 348, fig. 86.
251 Γ. ΔΟΝΤΑΣ, « ΔΑΚΩΝ ΚΩΜΑΣΤΗΣ », BCH 93, 1969, p. 39 à 55.
252 Γ. Δοντασ, Ὁδηγός μουσείου Κερκύρας, pl. 18 a.
253 Excellente photo dans I. Βοκοτοπουλου, Ὁδηγός Μουσείου ’Ιωαννίνων, pl. 33.
254 Voir Jucker, Pesaro, pl. 54 à 56 pour des détails de ces lions, et p. 116-117.
255 De Mon Repos. Δοντασ, Ὁδηγός..., pl. 18, α.
256 Voir Payne, Necrocorinthia, pl. 50, 2 et 5, et Jucker, Mél. Brendel, pl. 8, e.
257 Photo dans L’art albanais à travers les siècles, cat. expo., Paris 1974-75, n° 214. Cette photo, mal prise et mal éclairée, déforme entièrement la tête, et ferait méconnaître sa parenté, indiscutable et précise, avec la tête de calcaire de Mon Repos.
258 Publiée par Γ. Δοντασ, Πελοποννησιακά Ζ, 1968-1970, p. 29 à 49; deux bonnes photos dans ‘Οδηγός... Κέρκυρας du même auteur. Cf. Wallenstein, n° VII/B 40.
259 L’art albanais . . ., nos 223 et 224; pour une photo du n° 223, voir Shqiperia Arkeologjike, Tirana, 1971, pl. 60. Il n’y a pas à tenir compte de la datation proposée (« époque hellénistique »).
260 FrB, pl. 42.
261 Voir par exemple FDelphes V, 2, p. 149 à 152.
262 Louvre, Br 131. Charbonneaux, Les bronzes grecs, p. 82; Rolley, Bronzes, n° 74. Liens avec le Silène Carapanos: Kunze, 8.Ol. Ber., p. 248, n. 76.
263 L’art albanais. . ., n° 215; Shqiperia Arkeologjike, pl. 71.
264 Un bronze de Métaponte, plus récent et de style « pré-sévère » (« partie Ouest de l’aire sacrée »), peut à la rigueur être rapproché de celui-ci; pour d’autres rapprochements, voir Jantzen, BrWerkst.
265 Le livre de Vokotopoulou reproduit la plus grande partie du matériel, à Ioannina, et à Athènes (MN, coll. Carapanos). On trouvera ici quelques compléments (fig. 172 sq.). Hammond, Epirus, p. 430 sq., tente de dresser ce tableau, mais sans connaissance suffisante des problèmes d’attribution et de datation.
266 Si je ne donne pas de référence, il s’agit d’œuvres reproduites dans Vokotopoulou.
267 Sur lequel on verra en dernier lieu Wallenstein, n° VII/B 27.
268 Celui-ci: AM 94, 1979, pl. 21 (S. Karuzu). Le fait qu’il y ait deux personnages allant ensemble, vêtus et coiffés différemment, leur style, corinthien colonial, ne poussent guère à voir dans celui qui a un chapeau conique — un pilos normal — un « roi Molosse » comme le veut Hammond, Epirus, p. 431-432.
269 Vokotopoulou, pl. 45, avec une vue de profil qui fait bien comprendre que toutes ces statuettes (mais peut-être pas la « jeune fille courant ») sont comme aplaties, pour se fixer sur un support très étroit.
270 Voir les volumes collectifs de l’Université de Lecce, Cavallino I, 1979, et Salento arcaico, 1979, et surtout l’article de Fr. D’Andria, Cavallino (Lecce): ceramica ed elementi architettonici arcaici, MEFRA 89, 1977, p. 525 à 562.
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