Introduction
p. 5-24
Texte intégral
1. SCHOPENHAUER, DU MÉPRIS A L’ADULATION
1Le retard dans la diffusion des idées allemandes en France que Jean-Marie Carré évoquait au seuil de son ouvrage Les Ecrivains français et le Mirage allemand1 fut particulièrement net dans le domaine philosophique, bien que beaucoup d’esprits se fussent efforcés à la suite de Mme de Staël de trouver Outre-Rhin de quoi lutter contre le matérialisme. Alexandre Weill qui aimait, il est vrai, les simplifications, peignit dans l’Introduction à ses Mémoires, ce déplorable tableau de la France intellectuelle en 1836, date à laquelle il arriva d’Allemagne : « Point de cours régulier journalier d’anglais, ni d’allemand, ni d’italien (...). Rien absolument de la littérature allemande, depuis Luther jusqu’à Henri Heine ». Ses rencontres avec des enseignants l’ont convaincu que l’Université est un corps « sans âme » : « Ces soi-disant professeurs payés pour enseigner à la jeunesse les littératures modernes, ignoraient jusqu’à l’existence de Mendelssohn et de Lessing, de Wieland et de Herder, ne connaissant de Schiller que quelques mauvaises traductions de ses drames et son poème la Cloche (...). Je cherchais en vain une chaire de philosophie d’histoire (sic), qu’on trouve à (sic) toutes les universités d’Allemagne »2.
2L’enseignement de l’allemand fut en effet longtemps confié à des professeurs de hasard, recrutés sans nulle garantie3 : ce n’est que le 2 novembre 1841 que Villemain institua un Certificat d’aptitude à l’enseignement des langues vivantes, ce n’est qu’en 1848 qu’une agrégation de langues vivantes fut créée, mais elle connut une existence éphémère puisque les réformes de Fortoul la supprimèrent en 1852. Victor Duruy ne la fit rétablir qu’en 18644. Quant à l’enseignement des langues vivantes dans les Facultés, « inexistant en 1830, il est encore mal assis en 1870 »5.
3On s’explique ainsi aisément que la pénétration des idées philosophiques allemandes ait été lente. André Monchoux constate qu’« aucun ouvrage important de Schelling ne fut traduit avant 1842, aucun de Hegel avant 1840. Même Kant dont on parle tant, n’est traduit que tard et partiellement. L’Essai sur le Beau et le Sublime est traduit en 1823. En 1830 seulement, Tissot donne les Principes métaphysiques de la morale, et en 1835 la Critique de la Raison pure »6. Fichte n’est pas mieux loti.
4La plupart des traducteurs semblent au demeurant persuadés comme le fut Mme de Staël qu’« on ne sait pas faire un livre en Allemagne » ; ils ne se soucient souvent en matière de déontologie que de leur bon vouloir. Les Allemands ne connaissant, à les en croire, ni ordre, ni méthode de composition, ils se refusent à bâtir un système ou une organisation quelconque qui puisse présider à l’élaboration d’une traduction : l’argument d’une prétendue obscurité germanique permet d’éluder à plaisir les difficultés. C’est pourquoi on chercherait en vain de la part des germanistes qui se chargèrent au début du XIXe siècle d’introduire en France des œuvres allemandes, les justifications de leurs principes de traduction. Dans le meilleur des cas, ils manifestent la volonté de conserver la couleur d’un style, mais les amputations, les adoucissements apportés à un ton jugé trop vigoureux, voire les développements ajoutés sans scrupule aux textes originaux ruinent évidemment ce vœu énoncé pour la forme. Ainsi, lorsque Guigniaut traduit la Symbolique de Friedrich Creuzer, il n’hésite pas à abréger le texte ou au contraire à l’« enrichir » de propos de son cru si bien que l’ordonnance de l’œuvre s’en trouve profondément altérée.
5On conçoit que de tels truchements ne permettaient pas de modifier les légendes qui couraient sur le caractère amphigourique des œuvres majeures de la philosophie allemande. Il n’est dans le siècle qu’un seul auteur qui ait constamment échappé à la réputation attachée aux maîtres de la pensée germanique, profonds esprits, mais laborieux écrivains : il est vrai que son apparition en France fut tardive, mais guère plus tardive, nous allons le voir, que sa découverte par l’Allemagne.
6Le sort de Schopenhauer est en effet un cas unique : aucun critique n’eut jamais l’idée de faire de Kant, de Fichte ou de Hegel des Français d’adoption. C’est pourtant ce qui advint presque dès sa découverte au pessimiste : « Dernier des causeurs de la génération du XVIIIe siècle (...). Contemporain de Voltaire et de Diderot, d’Helvétius et de Chamfort »7, il « a donné à la langue philosophique allemande des qualités qu’elle n’avait point avant lui, une netteté et une clarté toutes françaises ». Le portrait que l’on brosse alors du philosophe est également propre à plaire au public de notre pays ; ce célibataire original qui fut à la fin de sa vie un homme de cabinet paisible ressemble fort à un rentier de Labiche. « Rien qu’à voir la maison qu’il s’était choisie, on reconnaissait bien vite que l’âpre méditatif était, par certains côtés de son caractère, un bon bourgeois comprenant et calculant la vie », note Frédéric Morin. « Une vieille servante, à l’air rogue, accompagnée d’un barbet morose, m’introduisit dans un cabinet de travail vaste, bien aéré, bien aménagé, tout brillant de propreté et de soleil »8. Le décor est planté, calme, confortable, aussi peu romantique que possible et l’image de Schopenhauer est dessinée elle aussi avec de prudentes nuances : « Ses soixante-huit ans9 étaient largement écrits sur sa figure vive, mobile, mais ridée et sèche ; et le frémissement contenu de sa lèvre, tous ensemble arquée et pincée par un éternel sourire de moquerie, lui aurait donné une physionomie de Méphistophélès aristocratique, si son grand front d’un modelé très pur n’avait été empreint, non seulement de bienveillance, mais même de candeur »10. Ce vieillard répond encore à l’idéal staëlien du penseur amoureux des vertus bourgeoises, issu de la terre du rêve et de l’imagination, mais il en est presque, on l’aura noté, une caricature : le coin du feu, l’intérieur douillet, la logeuse revêche, mais discrète, le chien, autant d’éléments pittoresques que l’on ne pourra bientôt plus séparer du pessimiste.
7Un mythe se forme autour de ce personnage plus curieux que ne l’ont été Kant et Hegel. La ponctualité proverbiale du premier, la lourde puissance de l’autre, tout cela était trop mince pour retenir l’attention, le regard ni la rêverie ne pouvaient vraiment s’y attarder. S’il est évident que l’influence du kantisme et de l’hégélianisme fut — et à maints égards demeure — considérable, il serait pourtant vain de chercher le rôle que la personnalité des deux philosophes joua pour la diffusion de leurs systèmes : ils n’ont point imposé au public une image aisément reconnaissable, alors qu’il fut un temps où le nom et même la silhouette de Schopenhauer étaient connus par des gens qui, jamais, n’avaient lu une ligne du pessimiste. Pauvre gloire, dira-t-on, que celle d’un penseur que l’on vit incarné sur la piste d’un cirque par un Auguste11, mais cette notoriété, aussi vulgaires qu’aient été certains de ces aspects, mérite évidemment la plus vive attention.
8Ecrire l’histoire de l’introduction de Schopenhauer en France, ce n’est donc point seulement étudier les avatars d’une pensée, c’est aussi montrer la formation d’une figure mythique nourrie d’anecdotes. Du Méphistophélès bienveillant de Morin, on passera vite après la guerre de 1870 à l’image d’un être satanique, grand ravageur d’illusions. Ce personnage sur lequel on accumule détails grotesques et attributs démoniaques, comme dans la fameuse nouvelle de Maupassant Auprès d’un mort, a caché les traits véritables du philosophe, ce qui n’est pas, on s’en doute, sans conséquence pour la connaissance de sa philosophie. C’est ainsi qu’Arvède Barine, en 1885, tout en se refusant à examiner l’œuvre, déclare s’intéresser à l’homme, car il n’y a pas de « figures (...) aussi réjouissantes pour les amis du pittoresque »12. Son article est particulièrement révélateur : à partir de détails parfois authentiques, mais souvent insignifiants, la traductrice de Tolstoï bâtit une silhouette de pantin dérisoire, de vieux garçon timoré, victime d’une lourde hérédité : « Il portait un gobelet de cuir dans sa poche afin de ne pas s’exposer aux contagions en buvant dans des verres inconnus (...). Il avait peur des procès, des voleurs, des incendies, des révolutions, du poison, de ses amis, de son ombre. Il couchait avec une épée et des pistolets chargés, sautait dessus au moindre bruit. » Bref, un maniaque menacé de gâtisme, en proie de plus à la superstition et à l’avarice : « Il cachait son argent et ses valeurs dans ses vieux papiers, sous son encrier, dans des coins bizarres et si secrets que, même avec les indications de son testament, on eut de la peine à retrouver les objets ». Tel est peut-être l’aboutissement extrême du mythe dont nous allons entreprendre de retracer la genèse.
9Le caractère caricatural de semblables publications a presque fait oublier les premiers témoignages de la pénétration de Schopenhauer en France, si bien que l’on croit trop souvent que l’apparition du pessimisme schopenhauerien est postérieure à 1870. C’est confondre le succès tapageur de cette philosophie auprès du grand public avec la connaissance et l’étude de l’auteur, c’est faire peu de cas de plusieurs analyses et négliger quelques traductions publiées avant la guerre. Or « dans ce domaine, comme l’écrit Irving Putter, ce qui est capital, ce sont les dates, les éditions, les traductions et les articles »13.Des cercles intellectuels restreints ont connu Schopenhauer bien peu de temps après que l’Allemagne elle-même eut fait la découverte d’une œuvre qu’elle avait négligée avec une constance peu commune pendant plus de vingt années.
10En effet, le pessimiste n’eut longtemps, pour se consoler de l’insuccès de ses travaux, que l’orgueilleuse certitude de son génie qui lui permit de tolérer, avec aigreur il est vrai, l’obscurité. La publication de son œuvre maîtresse Die Welt als Wille und Vorstellung, à la fin de l’année 1818, n’inspira, si l’on excepte l’étude de Jean-Paul publiée en 1825, que des comptes rendus superficiels, au demeurant peu nombreux. Très vite, il ne fut plus fait mention de l’auteur ; Ferdinand Laban, dans sa vaste bibliographie, ne peut citer entre 1828 et 1838 un seul travail qui lui soit consacré14.
11Schopenhauer ne découvrit dans l’enseignement aucun encouragement puisque dès 1820 à Berlin, il comprit qu’il ne pouvait lutter contre Hegel et ses disciples qui jouissaient alors de certaines protections politiques. Comme par défi, il choisit de dispenser ses cours aux mêmes heures que son adversaire : le nombre de ses auditeurs lui parut si faible qu’il renonça à poursuivre cette douloureuse expérience avant le semestre d’hiver 1820-182115. De nouvelles tentatives eurent un résultat semblable. Ces échecs universitaires s’expliquent aisément : le jeune philosophe, un des cinq privatdocents en exercice, ne pouvait guère prétendre l’emporter sur Hegel fort de sa situation de professeur en titre, et en outre, le sujet de son cours qui avait l’ambition d’embrasser « une philosophie universelle » avait de quoi intimider le public.
12Mais la raison la plus importante de ces mécomptes était bien, en fait, le succès de l’hégélianisme dont on a dit qu’« il gouvernait les universités (...), occupait les fonctions publiques, (...) jouissait de la confiance absolue de Frédéric-Guillaume III »16. Jacques d’Hondt a fait justice de cette légende : la vie de Hegel à Berlin fut en réalité une « danse sur la corde raide »17. A aucun moment, malgré les protections qu’il avait su s’assurer, Hegel ne fut à l’abri du lendemain. Il est vrai, néanmoins, qu’il s’était gagné la sympathie de nombreux libéraux et que sa situation ne manquait pas de prestige.
13La nomination à une chaire de Faculté en Prusse, comme d’ailleurs dans les autres Etats germaniques, dépendait d’un choix gouvernemental qui, jusqu’à l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, se portait volontiers sur les candidats hégéliens. Cette période fut, malgré maintes alertes, favorable à ceux-ci : ils profitaient de la protection d’un des membres les plus influents du gouvernement prussien, le baron Karl von Stein zum Altenstein. Ce ministre libéral fit obtenir à Hegel la chaire de philosophie à l’Université de Berlin en 1818 et permit à Gabier de lui succéder en 1835, malgré la volonté du prince héritier qui militait en faveur de Schelling18. Non content de cette protection qu’il accorda également à Arnold Ruge et à Bruno Bauer, hégéliens notoires, il permit aussi la survie des Hallische Jahrbücher für deutsche Wissenschaft und Kunst, annales que Ruge et Echtermeyer avaient fondées pour répandre la philosophie hégélienne.
14De toute évidence, cette protection était bien nécessaire : Hegel n’avait point bâti sa pensée politique pour complaire à Frédéric-Guillaume III, et la Prusse, malgré les réformes difficilement imposées par plusieurs ministres, rejetait l’essentiel de ses idées. La liberté de la presse, l’égalité devant la loi demeuraient bafouées ; quant aux projets de Constitution, ils restaient lettre morte. Mais Hegel avait su s’appliquer à ne jamais heurter de front le gouvernement en place dont les membres les plus libéraux acceptaient certaines de ses vues. L’idéal de Hegel que William J. Brazill définit ainsi : « Combiner la liberté et l’autorité, développer une théorie politique qui puisse sauver les hommes de ces extrémités : l’anarchie et l’autoritarisme »19, paraissait à tout prendre peu compromettant à des esprits superficiels.
15Tout changea en 1840, à la mort d’Altenstein et de Frédéric-Guillaume III. Le successeur de ce dernier, Frédéric-Guillaume IV, prenait fort au sérieux son rôle de chef de la foi et, dès lors, il ne pouvait considérer les héritiers de l’« Aufklärung », les tenants du scepticisme religieux, autrement que comme des ennemis de l’Etat. Au premier rang figuraient les hégéliens qui, tout en prétextant parfois la défense du christianisme, sapaient à son avis les bases du sentiment religieux à force d’arguties. Hegel prônant en outre le respect de l’Etat plutôt que celui du souverain avait, aux yeux du nouveau roi, contesté la légitimité de la monarchie. Eichhorn, le successeur d’Altenstein, prit alors la tête d’une véritable épuration : Gabier fut remplacé dès 1841 par Schelling devenu le paladin attitré des conceptions chrétiennes et germaniques, Bruno Bauer se vit refuser le droit d’enseigner dans une université prussienne et les Hallische Jahrbücher cessèrent de paraître. Ruge, réfugié en Saxe, tenta bien dans un organe rebaptisé les Deutsche Jahrbücher, d’attaquer régulièrement au nom des principes démocratiques un gouvernement anachronique régi par la bureaucratie, mais en 1843, la Prusse, faisant pression sur la Saxe, le fit taire à nouveau20.
16Ce singulier revirement idéologique du gouvernement prussien ne pouvait que laisser indifférent Schopenhauer puisque ces remous ne touchaient que « la grande bulle de savon » que constituaient pour lui les philosophies de Fichte, de Schelling et de Hegel21, mais le succès qui va tirer son œuvre de l’ombre n’en est pas moins lié au déclin de l'hégélianisme. Déjà la division politique des hégéliens tendait à l’affaiblir : les disciples orthodoxes avaient formé une droite conservatrice, tandis que les « jeunes hégéliens » considérant que leur maître n’avait pu donner à la réalité présente une valeur absolue, postulaient à la lumière du progrès dialectique des mutations politiques et sociales. Un certain nombre d’entre eux joua un rôle important dans les révolutions de 1848. Après l’échec de celles-ci, les espoirs de libération allaient se trouver pour longtemps bannis. Le recul évident des préoccupations démocratiques entraîna une vive désaffection à l’égard des idées philosophiques qui les avaient inspirées.
17L’heure est désormais à la résignation : la philosophie de Hegel qui fait une si large place à l’histoire, à la notion de devenir, venait de subir un démenti historique. Le pessimisme de Schopenhauer pour lequel l’histoire est une grossière illusion, le temps étant semblable « à un cercle sans fin qui tourne sur lui-même », ce pessimisme qui est avant la lettre comme une philosophie de l’absurde puisque nous nous baignons, au fond, toujours dans le même fleuve, allait trouver son public dans les générations qui suivirent 1848.
18Ce désenchantement, en fait, a moins suscité que conforté le progrès de la doctrine schopenhauerienne. Dès 1843, la correspondance du philosophe manifeste un regain d’espoir surprenant : De la Volonté dans la nature (1836), l’Essai sur le libre-arbitre couronné par l’Académie Royale de Norvège en janvier 1839 et le Fondement de la morale (1840) restent à peu près inconnus d’un public que la Vie de Jésus de Strauss (1835) ou les travaux de Feuerbach sollicitent bien davantage. Le 7 mai 1843, Schopenhauer confie pourtant à Brockhaus, son éditeur de Leipzig : « On ne sera pas toujours injuste envers moi. Je voudrais que vous connaissiez la véritable histoire de la littérature : vous verriez que toutes les œuvres solides, toutes celles qui ont joui d’un prestige durable, ont commencé par être négligées, comme la mienne, alors que le faux et le mauvais triomphaient. Car ceux-ci savent si bien s’étaler à tout moment dans le monde qu’il ne reste pas de place pour le bon et le solide qui doivent lutter jusqu’à ce qu’ils parviennent à la lumière. Mon temps viendra aussi, il doit venir et plus il viendra tard, plus il sera éclatant ».
19De fait, la parution en mars 1844 de la seconde édition du Monde comme Volonté et comme Représentation attire au pessimiste ses premiers disciples, de simples amateurs éclairés surtout, qui n’ont donc jusqu’ici pris part à aucune querelle d’école. Ce sont souvent des magistrats comme le vieux conseiller de justice Dorguth (« Der Urevangelist »), le juge Johann August Becker (« Der gelehrte Apostel ») ou le juriste munichois Adam von Doss.
20Schopenhauer souhaite voir se constituer un groupe solide à sa dévotion : tous ces hommes unis par une curieuse confraternité se soumettent au philosophe et communient dans son culte en échangeant d’abondantes correspondances22. Le « sage de Francfort » ne cesse de fouailler ses apôtres pour qu’ils contribuent avec zèle à répandre la bonne parole schopenhauerienne. Certains se contentent de recueillir tout ce qu’on écrit sur leur maître, d’autres vont plus loin. Dorguth publie en 1845 un opuscule, Schopenhauer in seiner Wahrheit. Otto Lindner, devenu journaliste après qu’on lui eut refusé l’autorisation d’enseigner, David Asher, professeur d’anglais à Leipzig, sont parmi les plus actifs. Mais c’est Julius Frauenstädt, le seul philosophe de ce noyau de fidèles, qui se fait le plus zélé propagandiste de la doctrine. Originaire de la Pologne prussienne, il a d’abord étudié la théologie à Berlin. Frotté d’hégélianisme, il a bientôt renié cette influence, lorsqu’il a découvert Le Monde comme Volonté et comme Représentation. Ses rencontres avec Schopenhauer à partir de 1846 ont modifié sa vie et bien des volumes de ce disciple prolifique constituent une défense et illustration de l’œuvre du maître. Frauenstädt a contribué plus que tout autre à répandre le système : c’est lui qui réussit à persuader l’éditeur berlinois Hayn de publier les Parerga und Paralipomena. Schopenhauer avait essuyé auparavant plusieurs refus : « Lorsqu’il eut terminé, dit Gwinner, dans l’été de 1850, après six années de travail journalier, son dernier ouvrage Parerga et Paralipomena, son crédit littéraire était si bas que ses éditeurs n’osèrent pas en entreprendre la publication, quoiqu’il fût prêt à renoncer à toute espèce d’honoraires »23.
21Le livre qui paraît au mois de novembre 1851 va connaître un succès presque immédiat, mais il va révéler au public un aspect de la philosophie de Schopenhauer qui peut être considéré comme secondaire : « L’ouvrage populaire dans lequel il a consigné la pensée de sa vieillesse, se laisse détacher de ses postulats métaphysiques sans presque rien perdre de sa clarté ni de sa saveur. Or c’est ce même ouvrage, ce sont les Parerga et Paralipomena qui ont assuré la réputation tardive de Schopenhauer ; ce sont eux qui ont révélé Schopenhauer au grand public, et, par contre-coup, aux philosophes. Mais, en tirant l’œuvre de l’obscurité, ils ont éclipsé longtemps la doctrine fondamentale exposée dans les œuvres de jeunesse : l’essayiste a fait tort au philosophe »24.
22Ce livre, néanmoins, va attirer l’attention sur le reste de l’œuvre : La Volonté dans la Nature et La Vue et les Couleurs reparaissent en 1854 et le Monde lui-même est réédité en 1858. A Hambourg, à Bonn, à Breslau, des cours sont consacrés à Schopenhauer et la Grande-Bretagne le découvre à travers l’article tonitruant de John Oxenford : Iconoclasm in german philosophy publié en avril 1853 dans la Westminster and foreign quarterly Review. Pendant dix ans, la France va aussi s’intéresser au philosophe : on évoque son système dès 1854, et jusqu’en 1864 on lui consacre régulièrement des travaux. Le regain d’attention qu’il suscite à partir de 1870 sera décisif : il devient un personnage dont les aphorismes les plus désespérés sont familiers à une large partie du public et l’on peut même bientôt parler d’une mode du pessimisme schopenhauerien, dont la vogue est très importante après 1880. Très vite, Schopenhauer en qui l’on voit tantôt une inquiétante figure survivant au romantisme, tantôt un rationaliste sceptique, voire cynique, acquiert une dimension de personnage littéraire dont le Naturalisme, alors en quête d’esprits tutélaires, fera une manière de maître à penser.
II. SCHOPENHAUER, MYTHE ET RÉALITÉ
23a. L’homme : Schopenhauer est né à Danzig le 22 février 1788. On pourrait croire qu’il n’est pas indifférent que cette naissance se soit produite dans une ville balte, un port marchand important : Danzig est, à cette date, une cité libre, ses habitants sont fort jaloux de cette liberté. Heinrich Floris, le père du philosophe, qui affiche clairement ses opinions républicaines, n’hésitera pas à quitter la ville lorsque la Prusse l’annexera en 1793. Mais Arthur ne semble guère avoir hérité de ce goût de l’indépendance en matière politique : pour son propre compte, certes, il ne saurait s’en passer, mais le sort du peuple ne peut être, à ses yeux, réglé que par un régime puissant qui sache comprimer tous les désordres.
24L’influence paternelle est pourtant profonde en d’autres domaines et Schopenhauer le reconnaît bien souvent : « Si j’ai pu développer (...) les forces que la nature m’a départies et en faire un juste emploi, si j’ai pu suivre l’impulsion de mon génie, travailler et penser pour la foule des hommes qui ne faisaient rien pour moi, c’est à toi que je le dois, ô mon noble père, à ton activité, à ta prudence, à ton esprit d’épargne, à ton souci de l’avenir. Sois béni pour m’avoir soutenu dans ce monde où sans toi j’aurais péri mille fois »25. Heinrich Floris est un puissant négociant, cultivé, très ouvert au monde, mais il manifeste souvent une humeur sombre qui marquera évidemment le fils dont il dirige l’éducation. Son but est de lui fournir une vaste expérience de la société : comme il espère qu’Arthur lui succédera, il cherche à développer en lui la connaissance des langues étrangères.
25L’épouse d’Heinrich, Johanna Henriette, née Trosiener, a près de vingt ans de moins que lui et son caractère est bien différent. Brillante et spirituelle, elle sait s’entourer des plus remarquables esprits qui ne l’observent pas toujours d’un œil bienveillant. Anselm Feuerbach qui fréquentera son salon de Weimar en a laissé un portrait peu flatté : « Elle parle bien et beaucoup. De l’esprit tant qu’on veut, et pas de cœur ; elle est coquette au possible et se rit à elle-même du matin au soir. Dieu me préserve d’une femme si spirituelle ! »26.
26Le père et la mère s’accordent néanmoins sur un point : Arthur doit voyager, voir le monde. Ainsi, en 1797, l’année de la naissance de sa sœur Adélaïde Lavinia (Adèle)27, le jeune Arthur séjourne au Havre, chez un commerçant ami de son père, Grégoire de Blésimaire. Il y acquiert une parfaite pratique du français. Il parcourt ensuite avec ses parents la Hollande, l’Angleterre, la France, la Suisse, l’Autriche, la Silésie et la Prusse : ses parents lui permettent de consacrer quelque temps à l’étude de l’anglais à Wimbledon alors qu’ils poursuivent leur voyage vers l’Ecosse. Arthur sera bientôt capable de lire, voire de parler, outre l’allemand, le français et l’anglais, l’italien qu’il apprendra au cours de ses voyages, et plus tardivement l’espagnol. Il ne comblera le retard acquis à l’égard des langues anciennes que lors de son entrée à l’Université.
27De retour à Hambourg où vit maintenant sa famille, ce jeune citoyen du monde commence bien malgré lui son apprentissage du commerce jusqu’au moment où son père meurt, en se noyant dans un canal.28. Accident ou suicide ? On ne sait29. Quoi qu’il en soit, cette mort semble libérer tous les membres de la famille : chacun, désormais, va suivre son chemin. Arthur peut alors entreprendre des études, tandis que sa mère et sa sœur quittent la ville pour s’établir à Weimar.
28Johanna va y tenir un salon, bientôt fréquenté assidûment par Goethe. Il vient, en effet, d’épouser Christiane Vulpius devant laquelle la bonne société weimarienne est fort réticente : des bruits infamants courent sur elle, on critique sa lourdeur, son ivrognerie. Johanna, pourtant, n’hésite pas à l’accueillir : « Si Goethe donne son nom à une femme, on peut bien offrir à celle-ci une tasse de thé »30. Par ce geste, elle se gagne l’amitié du poète et assoit plus solidement une réputation que les romans mondains qu’elle écrit lui ont déjà acquise.
29Les études très variées (anatomie, physique, physiologie, histoire ancienne...) que poursuit Arthur le conduisent successivement à Gotha, Weimar, Göttingen et Berlin. Cet étudiant gyrovague n’a, de toute évidence, que des liens bien ténus avec l’institution universitaire. Il cueille son savoir dans le seul souci d’enrichir sa perspective du monde et non point d’asseoir solidement une carrière : ce n’est d’ailleurs que vers 1810 qu’il s’oriente plus rigoureusement vers la philosophie sous l’influence du professeur Schulze qui attire son attention sur Platon et Kant. En revanche, les cours de Fichte et de Schleiermacher qu’il suit à Berlin l’ennuient ; il assiste dans le même temps, avec un intérêt bien plus vif, à des cours de sciences naturelles. Ses études sont couronnées par une thèse De la quadruple racine du principe de raison suffisante (1813) qu’il rédige à Rudolstadt alors qu’éclate à Berlin l’insurrection contre Napoléon à laquelle il paraît demeurer indifférent. Cette thèse, soutenue à Iéna, suscite l’admiration de Goethe et n’éveille que le mépris de Johanna qui affecte de prendre ce premier essai pour un travail d’apothicaire.
30Les différends de Schopenhauer avec sa mère se soldent d’ailleurs par une brouille en 1814. Après cette rupture, il se fixe à Dresde où sur le conseil de Goethe, il termine De la vision et des couleurs (1816). Il lit avec passion l’Oupnekhat traduit par Anquetil-Duperron31 et achève en 1818 son œuvre majeure : Le Monde comme Volonté et comme Représentation dont l’insuccès est total.
31Il part alors pour l’Italie : Rome, Naples, Venise. A Milan, il apprend la faillite de la banque Muhl (juin 1819) où tout comme sa mère, il avait placé une large partie de ses biens. Il n’accepte pas le compromis proposé par cette maison, alors que sa famille le presse de le faire : il sera remboursé en 1821 tandis que sa mère et sa sœur ne rentreront jamais dans leurs fonds.
32Cette brève alerte n’a guère affecté une vie d’où les préoccupations matérielles sont bannies. Sans vivre dans le luxe, Schopenhauer n’aura cependant jamais à connaître de véritables privations. L’expérience d’enseignement qu’il tente à Berlin en 1820 n’est donc pas destinée à lui assurer un état et lorsqu’elle échoue, comme l’on sait, la blessure du jeune philosophe ne dépasse pas le domaine de l’amour-propre.
33Il s’en console en voyageant en Suisse et en Italie. A son retour en Allemagne (1823), il tombe malade et sa dépression est aggravée par la perte de l’ouïe qui affecte son oreille droite. Il subit des soins pendant une année. Ce n’est qu’en avril 1825 qu’il rentre à Berlin. Il va y mener une existence laborieuse et sombre jusqu’au moment où l’épidémie de choléra qui va emporter Hegel le décide à quitter la ville en août 1831. Il hésite quelque temps à se fixer à Mannheim et opte finalement pour Francfort après avoir constaté que le taux de mortalité y est un des plus bas d’Allemagne. Il a, notons-le, quarante-cinq ans, lorsqu’il s’y installe.
34Là, ses habitudes vont bientôt attirer l’intérêt du public après une période d’obscurité. En vieillissant, Schopenhauer ne laisse personne indifférent : son visage frappant, ses habitudes vestimentaires, le rythme parfaitement réglé de son existence solitaire font naître autour de lui une curiosité des plus équivoques dont Beck32 est le témoin : « Alors que j’étais encore un jeune garçon et que je ne savais qui il était, sa tête caractéristique et ses grands yeux ardents m’avaient déjà frappé. Il portait toujours en été un habit noir coupé à l’ancienne, en hiver un manteau avec de nombreux petits collets, comme on en portait au temps de l’Empire. La plus grande partie du public le regardait en secouant la tête, quand il traversait les rues d’un pas rapide, accompagné de son barbet ; parfois, il s’arrêtait un moment et murmurait des mots incompréhensibles ou s’entretenait avec son compagnon habituel. On le tenait pour un homme dont la tête n’était pas très solide et on ne savait que faire de lui »33.
35Depuis le mois de juin 1833, il s’est donc établi à Francfort dont le climat lui convient : dix ans plus tard, il s’est découvert un appartement sur la rive du Main, au numéro 17 de la Schöne Aussicht qu’il va occuper seize ans durant, jusqu’à ce que des dissensions avec sa propriétaire le conduisent à déménager. Prudence, manie de vieillard ? Il s’installe cette fois au numéro 16 ! « Il n’avait, dira Gwinner, aucun sens du confort raffiné, de la décoration de son cadre de vie. Son logement donnait l’impression d’être un campement dans lequel on ne pense pas demeurer longtemps : c’était un appartement pour un étranger sur la terre »34.
36Si Schopenhauer n’apprécie guère les excès de raffinements, il n’en recherche pas moins un solide confort bourgeois que rien ne vient déranger. Ses journées se passent le matin dans l’étude, l’après-midi dans l’exercice régulier de la flûte, la promenade et la lecture des revues : il prend ses repas, chaque jour, à la table de l’hôtel d’Angleterre, où il passe pour un glouton, plutôt que pour un gourmet.
37La Révolution de 1848 vient troubler quelque peu cette quiétude : calfeutré dans son appartement, le philosophe n’en est pas moins dérangé par les mouvements de la rue. Après l’insurrection du 18 septembre 1848, il écrit à Frauenstädt : « Figurez-vous que les brigands avaient élevé une barricade à l’entrée du pont et qu’ils tiraient sur les soldats de derrière ma maison ; les soldats répondaient et faisaient trembler jusqu’à mes meubles. Tout à coup, j’entends à la porte d’horribles aboiements ; je me figure que c’est la canaille souveraine, je me verrouille et je mets la barre de fer. On frappe avec violence, puis j’entends le fausset de ma bonne : « Monsieur, ce sont les Autrichiens ». J’ouvre à ces dignes amis, et vingt culottes bleues se précipitent pour tirer de mes fenêtres sur le souverain35. Ils passent bientôt dans la maison voisine, qui leur paraît plus commode ; mais auparavant l’officier a voulu reconnaître la bande qui était derrière la barricade, et je lui ai prêté la lorgnette avec laquelle vous regardiez le ballon »36. Une disposition de son testament stipulera plus tard qu’un fonds devra être versé à sa mort à la caisse de secours fondée à Berlin « en faveur de ceux qui, en 1848 et 1849 avaient défendu l’ordre, et de leurs orphelins ».
38L’homme qui proclame avec tant de virulence ses convictions, bien des portraits nous en restituent l’image. L’étude de l’iconographie schopenhaurienne réserve des surprises et lève à elle seule beaucoup de préjugés. Peu avant la mort du philosophe, le photographe Johann Schafer tira un portrait bien connu. La bouche est si fortement pincée que les lèvres disparaissent, des rides profondes labourent le front et approfondissent le regard, des ailes de cheveux blancs volent des deux côtés de la tête : nulle trace de gaieté ou même d’ironie. Sur tous les traits, quelque chose de vif et de mobile. L’œil est acerbe, le regard pointu. C’est le Schopenhauer du mythe, le sarcastique destructeur de rêves.
39Qu’on prenne garde cependant à de telles impressions : ce vieillard très soigneux de sa mise a gardé l’élégance de sa jeunesse. Il reste fidèle au frac noir, par coquetterie : il a remarqué que ce costume le grandit ! Aucun abandon : ce qui d’abord parut froideur et dureté pourrait bien n’être que fermeté, volonté. Le buste magnifique qu’Elisabeth Ney sculpta en 1859 confirme ce sentiment : la tête s’avance, plonge comme pour polémiquer encore avec une force presque hargneuse.
40Remontons le temps jusqu’à cette période lointaine où le pessimiste composa sa grande œuvre. Le portrait de Ludwig Sigismund Ruhl a de quoi nous confondre : l’homme, cette fois, est beau, mais d’une beauté inharmonieuse, vaguement farouche37. La coiffure est artistement floue : les cheveux d’un blond cendré tiennent curieusement leur désordre romantique du travail des fers à friser. L’œil est attentif, le regard ferme, le nez s’effile sur une bouche étroite, bien dessinée, pincée de deux fossettes. La cravate, le jabot achèvent de composer l’image d’un jeune premier trop attentif aux soins de sa personne pour n’être que le personnage ombrageux que l’on nous décrit complaisamment.
41Ombrageux, il le fut sans doute ce jeune homme qui, découvrant dans le vestibule de son appartement berlinois son indiscrète voisine, une demoiselle Caroline-Louise Marquet, la jeta au bas de l’escalier38. Fut-il vraiment un contempteur de l’amour hypocritement libertin comme le peindront bien des critiques ? Cela paraît peu probable : on possède de lui quelques vers amoureux destinés à l’actrice Karoline Jagemann (1809), on sait qu’il eut une intrigue à Venise avec une certaine Teresa Fuga39, on connaît la liaison qu’il entretint avec l’actrice Caroline Medon. La vertu de celle-ci n’avait d’ailleurs rien de redoutable si l’on considère ses enfants illégitimes dont un, mort-né en 1826, a été attribué sans raison décisive au philosophe. On sait qu’il songea au mariage à Venise et plus tard à la fin de son séjour berlinois. Certains, enfin, sur la foi de la correspondance du philosophe qui parle parfois de ses « bâtards » à son ami d’enfance Anthime Grégoire de Blésimaire, lui attribuent deux enfants, deux filles dont la première serait née d’une servante à Dresde en l’année 181840. La recherche de paternité est un sujet trop délicat pour que nous nous permettions ici de trancher avec le ton péremptoire d’Albert Rivaud qui n’hésite pas à noter : « Ce (fut) longtemps un coureur de filles »41. On imagine le profit que les adversaires de Schopenhauer peuvent tirer de semblables détails. En l’absence de preuves formelles, gardons sur ce point un silence prudent. Il paraît sûr, en tout cas, que le philosophe n’a pas vécu dans une rigoureuse chasteté. Certains de ses commensaux ont même reçu de lui des conseils de la plus franche gaillardise. Que Schopenhauer ait parfois vécu contre sa morale, cela n’est pas douteux et c’est heureux pour lui : en tirer prétexte pour limiter l’étude de son œuvre à la recherche de telles contradictions est évidemment dérisoire.
42En ce qui concerne le vieux Schopenhauer dont le mode de vie intéressa témoins et critiques, il convient également de faire justice de plusieurs légendes pour découvrir une vérité plus banale. Homme d’études, il ne fut pas ce « bon vivant », épicurien de table d’hôte que les Français aimèrent à considérer42. Son antisémitisme, nous le verrons, est avant tout une réaction contre l’optimisme judaïque et le caractère réactionnaire de sa pensée politique, peu discutable lui aussi, mérite d’être décrit également avec certaines nuances. Enfin, les traits maniaques de sa personnalité qui tiennent tant de place dans sa biographie doivent être remis à leur juste place : ce sont les indices d’une sensibilité exacerbée, d’une nervosité maladive. A qui veut connaître Schopenhauer, il est nécessaire d’oublier parfois le vieil homme joliment croqué par Wilhelm Busch : appuyé sur sa canne, il nous tourne le dos. A ses côtés, son caniche remue la queue. Tous deux vont à pas menus, le vieux célibataire et son seul ami. L’auteur du Monde, ne l’oublions pas, c’est le fringant jeune homme du tableau de Ruhl et non ce plaisant original ! Ce détail pourtant capital va se trouver systématiquement oublié par les commentateurs : l’étonnant voyageur des jeunes années, le singulier cosmopolite qui marchait sur les traces de Byron, n’a pu l’emporter sur le petit vieillard alerte que l’on se montrait dans les rues de Francfort. Le vieux garçon pessimiste et sentencieux, économe et prudent, homme d’ordre et de méthode, devait précisément triompher au temps où Huysmans appelait à la vie romanesque tant de célibataires qui lui ressemblaient comme des frères.
43b. « Une pensée unique » : loin de nous l’idée de résumer ici le système de Schopenhauer. Il est pourtant nécessaire avant d’étudier tant d’analyses de celui-ci de rappeler les lignes de force d’une pensée plus complexe qu’il n’y paraît, sans entrer pour l’instant dans le détail. Tout au long de notre travail, nous aurons l’occasion de revenir sur cette présentation, de la compléter et de la nuancer sur bien des points.
44Schopenhauer emprunte à Kant l’opposition du monde phénoménal et de la chose en soi marquant ainsi la différence radicale qui existe entre l’univers matériel, illusoire, et son essence intime. Le monde matériel, le phénomène, il le nomme « plus résolument représentation »43. Nous le percevons par le truchement des formes a priori de notre entendement. On aura remarqué que Schopenhauer modifie ici, en le simplifiant, l’héritage kantien : pour lui, la causalité est finalement la forme unique de l’entendement et les onze autres catégories définies par Kant ne sont que de « fausses fenêtres ». La causalité, qui est dans et pour l’entendement, lie le temps et l’espace que son prédécesseur définissait, on le sait, comme des formes a priori de la sensibilité. Temps, espace et causalité se réduisent ainsi à un unique principe, le « principe de raison » qui, en prenant plusieurs aspects selon son champ d’application, demeure en fait identique à lui-même. La connaissance, limitée par ce principe de raison, ne peut dépasser l’apparence, la représentation, et n’atteint pas le substrat des phénomènes, la chose en soi, que Kant tenait d’ailleurs pour inconnaissable.
45Schopenhauer, quant à lui, prétend nous la révéler : cette chose en soi, est ce que nous sentons immédiatement « au fond de notre propre moi comme Volonté ». La volonté qui est en nous, notre volonté individuelle, est en effet identique en son principe à ce qui régit l’ensemble de la nature, à la volonté en soi. C’est dans notre corps même que s’effectue cette découverte capitale puisqu’il est tout à la fois représentation, objet parmi les objets, et réalité immédiatement connue du sujet. Le corps est une manifestation singulière de la volonté, le fruit d’une objectivation de celle-ci.
46Quel est donc ce principe universel ainsi découvert ? C’est une force unique, « sans raison », aveugle, inconsciente44, présente partout, dans la pierre comme dans l’homme, à l’œuvre dans les lois physiques, dans toutes les formes de la vie : c’est la « cause première et irréductible de l’être, sa base la plus profonde, la source de tous les phénomènes, la puissance présente et agissante dans chacun d’eux, la créatrice de tout le monde visible et de toute vie, car elle est le vouloir-vivre »45. L’apparition de cette notion ruine évidemment toute métaphysique intellectualiste puisque la connaissance se trouve pour Schopenhauer absolument subordonnée à l’omnipotente volonté.
47C’est cette volonté qui est à la base du pessimisme schopenhauerien : elle pousse en effet perpétuellement à la vie, elle ne cesse de s’objectiver en de multiples phénomènes. En se morcelant ainsi, cependant, la volonté demeure une. La multiplicité, l’individuation du principe originel, n’est qu’une illusion, mais cette objectivation intarissable et sans but est la source du mal terrestre puisque la volonté en se morcelant, entre sans cesse en conflit avec elle-même, elle est « inapaisement, effort en vue de quelque chose, indigence, soif ardente, convoitise, désir, souffrance, et un monde de la volonté ne peut pas être autre chose qu’un monde de la souffrance »46. La chute, le « péché originel » de la volonté, commence avec son morcellement puisqu’elle ne peut se reconnaître dans ses multiples avatars.
48Il va de soi que la liberté de l’homme soumis à cette puissance ne peut être qu’une illusion : tout ce qu’il fait dépend de la volonté qui l’a modelé, sa volonté qu’il croit contrôler, mais qui en réalité le conduit à agir nécessairement. L’homme ne choisit rien, il croit choisir. « (Il) ne fait jamais que ce qu’il veut, et pourtant il agit toujours nécessairement. La raison en est qu’il est déjà ce qu’il veut : car de ce qu’il est découle naturellement tout ce qu’il fait »47. La liberté ne réside donc pas dans l’action (Operari), mais dans l’être (Esse) : elle n’existe pas au niveau des actes individuels, elle est transcendentale. La volonté en soi est libre par définition, alors que notre volonté individuelle n’est que l’individuation de ce vouloir-vivre cosmique, une manifestation singulière de son morcellement.
49Dans cet univers absurde, tragique, quelles sont les voies de la libération, de la rédemption ? D’abord l’état esthétique, contemplation pure des Idées que l’on ne doit pas confondre avec la chose en soi : « La volonté est la chose en soi, et (...) l’Idée est l’objectité directe de cette volonté à un degré déterminé »48, c’est-à-dire une objectivation immédiate qui tient une place intermédiaire entre le phénomène et la chose en soi. Par sa contemplation, on se libère provisoirement du joug de la volonté : l’homme devient le sujet pur de la connaissance.
50Mais ce n’est là qu’un état de repos passager. C’est par l’éthique que s’ouvre le plus sûr chemin du salut. La pitié nous fait découvrir l’unité absolue de tout ce qui nous entoure : la douleur d’autrui est aussi la nôtre puisque la volonté est identique dans tous les phénomènes. L’individuation n’est qu’apparente : elle résulte de l’espace et du temps « qui sont les formes créées par la faculté de connaître dont jouit mon cerveau, et imposées par elle à ses objets ; la multiplicité aussi et la distinction des individus sont une pure apparence, qui n’existe que dans l’idée que je me fais des choses »49. D’où une conséquence qui constitue la base de la morale schopenhauerienne : « (L)’homme qui se reconnaît dans toutes les créatures, devra considérer aussi comme siennes les souffrances intimes de tout ce qui respire, et s’approprier ainsi la douleur universelle. Nulle misère ne lui est indifférente désormais »50. Il doit s’arracher à son égoïsme, cette illusion du vouloir-vivre qui s’en prend à lui-même lorsqu’il attaque ce qu’il croit être l’autre. La pitié, la conscience de l’unité des êtres, n’a donc aucun rapport avec la justice qui se borne à gérer les égoïsmes humains.
51Enfin, dépassant ce stade, la volonté se détourne de l’existence, le sage par l’ascèse « parvient alors à un état de renoncement volontaire, de résignation, de quiétude parfaite et de dépouillement absolu de tout vouloir »51. C’est la négation du vouloir-vivre qui « a lieu lorsque la connaissance anéantit son vouloir ». Dès lors « les phénomènes isolés qu’elle reconnaît n’agissent plus » sur la volonté « comme motifs pour la stimuler ; au contraire, dans la conception des Idées, qui reflètent sa propre image et lui apprennent à connaître l’essence du monde, elle trouve un quiétif qui la calme et la porte à s’annuler librement elle-même »52. Se découvrant une, prenant connaissance d’elle-même, la volonté se nie : encore ne s’en suit-il aucune destruction de substance, mais bien plutôt un passage au non-vouloir identique au nirvâna des bouddhistes.
52Ainsi « la compréhension progressive du principe d’individuation (produit) d’abord le sentiment spontané de la justice, puis l’amour s’élevant jusqu’à la suppression absolue de tout égoïsme, et enfin la résignation ou négation de la volonté ».53 La vision moniste de Schopenhauer débouche donc sur un idéal quasi mystique, une éthique transcendante.
Notes de bas de page
1 Jean-Marie Carré : Les Ecrivains français et le Mirage allemand (1800-1940) (Boivin, 1947).
2 Alexandre Weill : Introduction à mes Mémoires, suite de ma jeunesse à Paris (Sauvaire, 1890) pp. 9-11.
3 Francisque Sarcey rencontra l’un d’eux au lycée de Chaumont en 1851 : « C’était un Allemand long, sec et maigre, qui parlait, je crois, tous les idiomes de l’Europe, mais il était bien incapable d’en enseigner un seul. Je demandais à ce fils de la Germanie la permission de suivre sa classe ; il me l’accorda de fort bonne grâce ; mais je ne doutais pas que la seule chose que l’on pût apprendre sérieusement était le jeu de saute-mouton. » Souvenirs de jeunesse (Ollendorff, 1884) pp. 200-201.
4 Voir Paul Lévy : La langue allemande en France. Pénétration et diffusion des origines à nos jours. T. II. De 1830 à nos jours. (IAC 1952) p. 77 sq.
5 Ibid. p. 83.
6 André Monchoux : L’Allemagne devant les Lettres françaises. De 1814 à 1835 (Thèse Lettres Paris, 1953) p. 242.
7 Foucher de Careil : Hegel et Schopenhauer. Etudes sur la philosophie allemande moderne depuis Kant jusqu’à nos jours (Hachette, 1862) p. 176.
8 Frédéric Morin : Une visite à Schopenhauer (Revue de Paris, 15 décembre 1864) p. 528.
9 Cette visite a eu lieu en mars 1858. Schopenhauer avait donc eu en fait soixante-dix ans le 22 février.
10 Ibid. pp. 528-529.
11 Voir sur ce point l’article d’Henry Céard : Clowns et philosophes (Le Siècle, 19 octobre 1888).
12 Arvède Barine : Le père du pessimisme contemporain : Schopenhauer (Revue bleue, 18 juillet 1885).
13 Irving Puller : The pessimism of Leconte de Lisle. The Work and the Time. (University of California Press. Berkeley and Los Angeles, 1961) p. 289 note 153. Nous traduisons.
14 Ferdinand Laban : Die Schopenhauer-Literatur. Versuch einer chronologischen Uebersicht derselben. (Leipzig F. A. Brockhaus, 1880) Laban néglige pourtant l’Histoire de la philosophie de Reinhold (1830) qu’évoque Paul Janet : La Métaphysique en Europe depuis Hegel (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1877).
15 A. Bossert : Schopenhauer. L’homme et le philosophe (Hachette, 1905) p. 99.
16 Saint-René Taillandier : L’Allemagne pendant le Congrès de Paris. II-L’AIIemagne littéraire. (Revue des Deux Mondes, 1er août 1856).
17 Jacques d’Hondt : Hegel en son temps (Editions Sociales, 1968) p. 254.
18 William J. Brazill : The Young Hegelians (New Haven and London Yale University Press, 1970) p. 84. Nous traduisons.
19 Ibid. p. 40.
20 Ibid. p. 89.
21 Cité par Bossert : op. cit. p. 280.
22 On consultera sur ce point A. Bossert : Schopenhauer et ses disciples d’après ses conversations et sa correspondance. (Hachette, 1920).
23 Cité par Bossert : Schopenhauer. L’homme et le philosophe. p. 291.
24 Ruyssen : Schopenhauer (Alcan, 1911) p. IX.
25 Cité par Foucher de Careil : op. cit. p. 252.
26 Cité par Foucher de Careil : op. cit. pp. 253-254.
27 Thomas Mann en a fait un des personnages de Lotte in Weimar.
28 Le 20 avril 1805.
29 Icilio Vecchiotti est persuadé qu’il s’agit d’un suicide. Arthur Schopenhauer. Storia di una filosofia e della sua « fortuna » (La Nuova Italia, 1976) p. 3.
30 Cité par Richard Friedenthal : Goethe, sa vie et son temps (traduit de l’allemand par Georgette Chatenet, Fayard, 1967) p. 288.
31 Il s’agit de la traduction latine des cinquante Upanishads qu’Anquetil-Duperron avait rapportés de son voyage en Inde. La traduction avait paru à Strasbourg en 1802.
32 L’étudiant Carlot Gottfried Beck, futur conseiller municipal de Francfort, avait envoyé à Schopenhauer une petite poésie et un bouquet pour son soixante-dixième anniversaire. Le philosophe le reçut alors avec cordialité.
33 Cité par Grisebach : Schopenhauer’s Gespräche und Selbstgespräche (Berlin Ernst Hoffmann u. Co, 1898) pp. 70-71.
34 Cité par Walter Abendroth : Schopenhauer (Rowohlt, 1967) pp. 119-120.
35 Entendons, bien sûr, « le peuple souverain ».
36 Lettre du 2 mars 1849 citée par Challemel-Lacour : Un bouddhiste contemporain en Allemagne (Revue des Deux Mondes, 15 mars 1870).
37 « Lion de poche » (« Taschenlöwe ») : ainsi Heinrich appelait-il son fils ! Ce surnom convient fort bien au jeune Arthur.
38 En 1821. Mal lui en prit, il dut lui servir une rente de soixante thalers et payer ses frais médicaux !
39 Redoutant la séduction exercée sur celle-ci par Lord Byron, le philosophe renonça à rencontrer le poète.
40 I. Vecchiotti : op. cit. pp. 4-5.
41 Albert Rivaud : Histoire de la philosophie t. V. Deuxième partie (P.U.F., 1968) p. 686.
42 Cependant, son extraordinaire appétit a laissé pantois plusieurs témoins.
43 De la Volonté dans la nature (trad. E. Sans. P.U.F., 1969) p. 60.
44 Elle devient consciente par accident.
45 Les pages immortelles de Schopenhauer choisies et expliquées par Thomas Mann. (Corréa, 1939) p. 15. Le texte de Thomas Mann est traduit par J. Angelloz.
46 Ibid. p. 19.
47 Essai sur le libre-arbitre (trad. Salomon Reinach. Selon l’édition Alcan, 1903) p. 194.
48 Monde III 31 t. I p. 271.
49 Le fondement de la morale (trad. Burdeau. Germer-Baillière, 1879) p. 190.
50 Monde IV 68 t. I p. 606.
51 Ibid. p. 607.
52 Monde IV 54 t. I p. 454.
53 Monde IV 70 t. I p. 655.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014