Le futur du sport passe-t-il par l’autorisation du dopage ?

Le futur du sport passe-t-il par l’autorisation du dopage ?
Extrait d’illustration issue du magazine n°44 d’Usbek & Rica © María Corte pour Usbek & Rica

La start-up Enhanced Games propose d’organiser la première compétition sportive internationale où toutes les formes de dopage seraient autorisées. De quoi alimenter la polémique, en particulier dans le contexte des Jeux olympiques de Paris. Derrière ce projet transhumaniste, une question demeure : dans une société qui valorise à ce point la performance, pourquoi ne serait-il pas acceptable de se doper librement ? C’est l’une des questions que pose le dernier numéro d’Usbek & Rica, à retrouver en librairies, en Relay, et sur abonnement.

Quel est le point commun entre Ben Johnson, Lance Armstrong et Sun Yang ? Avec un léger recul historique, les trois athlètes apparaissent comme les incarnations les plus évidentes de la tricherie dans le sport. Impossible d’évoquer les stéroïdes anabolisants sans y associer spontanément le nom du sprinter canadien, contrôlé positif au stanozolol juste après avoir remporté le 100 mètres aux jo de Séoul, en 1988. Comment oublier les montées en danseuse du cycliste de l’US Postal lors des sept Tours de France (1999–2015) qu’il a remportés grâce à ce que l’Agence américaine antidopage qualifie de « programme de dopage le plus sophistiqué jamais vu dans l’histoire du sport » ? Quant au nageur chinois, on se souvient moins de ses trois médailles olympiques, décrochées à Londres (2012) puis Rio (2016), que de son coup d’éclat de septembre 2018 : la destruction au marteau d’un échantillon de sang prélevé lors d’un contrôle inopiné à son domicile… 

Si elle émaille l’histoire du sport – et en particulier des Jeux olympiques depuis l’instauration des premiers contrôles aux jo de Mexico en 1968 –, la pratique du dopage est aujourd’hui sévèrement réprimée. Le temps où les athlètes soviétiques et d’Allemagne de l’Est, chargés comme des mulets, raflaient toutes les médailles ou presque, semble révolu. En témoignent les récentes suspensions pour quatre ans du footballeur Paul Pogba et du cycliste colombien Miguel Ángel López (alias « Superman »), respectivement contrôlés positifs à la testostérone et à la ménotropine.

« Casser » les records du monde

Pourtant, depuis le printemps 2023, une start-up londonienne s’est lancée dans une aventure controversée, à rebours de la lutte contre l’impunité dans le sport de haut niveau : l’organisation, dans le courant de l’année 2025, des Enhanced Games, première compétition sportive internationale « augmentée » grâce au dopage volontaire. L’objectif : « casser » les records du monde en place dans une poignée de disciplines particulièrement spectaculaires (athlétisme, natation, gymnastique, haltérophilie et sports de combat). Pour y parvenir, tous les coups sont permis : la prise de stéroïdes ou de psychédéliques, mais aussi le port de prothèses expérimentales ou de casques de réalité virtuelle. L’évènement serait ouvert à tous les athlètes, même ceux qui se sont déjà fait épingler par l’Agence mondiale antidopage (ama), et se tiendrait chaque année dans une même ville hôte.

43,6 % des athlètes professionnels reconnaîtraient avoir déjà eu recours à des techniques d’amélioration de la performance à partir de substances bannies par l’AMA
Chiffre extrait d’une étude réalisée en 2011 par l’Agence mondiale antidopage

Derrière les Enhanced Games, on trouve l’avocat et entrepreneur australien Aron D’Souza, passé par Oxford et lui-même ancien cycliste de haut niveau, qui ne cache pas sa défiance vis-à-vis des instances du sport professionnel, qu’il qualifie de « bureaucratie corrompue ». Pour défendre son projet, il cite une étude réalisée en 2011 par l’Agence mondiale antidopage en marge des Championnats du monde d’athlétisme selon laquelle 43,6 % des athlètes professionnels reconnaîtraient avoir déjà eu recours à des techniques d’amélioration de la performance à partir de substances bannies par l’AMA. « Plutôt que de mentir, pourquoi ne pas légaliser ces pratiques ?  », pointe Aron D’Souza, qui préfère le terme d’« athlète augmenté » à celui de « dopé » ou de « tricheur ». Pour des raisons éthiques autant que sanitaires, rétorque Gaëtan Blouin, coordinateur national des épreuves combinées pour la Fédération française d’athlétisme : « En plus d’être totalement contraire aux valeurs du sport, le dopage est une pratique qui met en danger la santé des athlètes », rappelle-t-il. Et de pointer le nombre de « décès prématurés, de cancers des testicules ou de pathologies graves  » ayant affecté par le passé des sportifs dopés.

Une mise en garde médicale qui ne doit pas faire oublier que le recours des athlètes à des chemins de traverse pour améliorer leurs performances est une pratique aussi vieille que les premières olympiades. Star des jeux panhelléniques, l’athlète Milon de Crotone revendiquait sa consommation de viande de porc, censée lui conférer force et robustesse. Et les écrits de l’orateur Philostrate relatent que les décoctions et breuvages à base de plantes, comme la feuille de coca, le ginseng ou l’alcool d’hydromel étaient couramment utilisés par les champions afin de se montrer dignes de la devise olympique : « Citius, Altius, Fortius  » (« Plus loin, plus haut, plus fort »). 

« Dopage low-cost »

Qualifiés sur l’antenne de CNN de « farce clownesque et dangereuse » par le président de l’Agence américaine antidopage, les Enhanced Games ont-ils été aussi brutalement accueillis par les principaux intéressés ? 900 sportifs auraient déjà répondu à l’appel d’Aron D’Souza, un chiffre impossible à vérifier. À ce jour, en tout cas, seul le nageur australien James Magnussen, double champion du monde et médaillé d’argent sur 100 mètres nage libre aux jo de Londres en 2012, a réagi publiquement, se disant prêt à relever le défi alors même qu’il est retraité des bassins depuis 2019. Son moteur ? L’argent. S’il parvient à faire tomber le record du monde du 50 mètres nage libre (20,91 secondes), détenu depuis 2009 par le Brésilien César Cielo, Aron D’Souza et son équipe lui ont promis un chèque d’un million de dollars. Les principaux records sportifs seraient-ils devenus tellement plafonnés et imbattables qu’il faudrait se résoudre au dopage pour espérer les dépasser ? L’historien Pascal Charroin, enseignant au département staps de l’université de Saint-Étienne, balaye l’argument : « Les principales fédérations sportives misent sur la créativité. En multipliant le nombre de disciplines et les types de records (en salle ou en extérieur, sur 25 ou 50 mètres), elles ont créé une marge suffisante pour exceller sans que les athlètes aient recours à des formes de dopage inconnues. »

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Illustration issue du magazine n°44 d’Usbek & Rica © María Corte pour Usbek & Rica

Les Enhanced Games ne suscitent pas non plus l’enthousiasme de l’athlète olympique Bastien Auzeil, qui y voit une forme de dérive vers un sport de haut niveau à deux vitesses : « Je comprends l’aspect spectaculaire du projet mais je le condamne au nom du principe d’équité, précise le décathlonien. Cela revient à consacrer un système où celui qui a le plus d’argent peut mieux se doper et à moindre coût pour sa santé, alors que les athlètes moins bien dotés devront se contenter d’un dopage low-cost, plus dangereux. »

Des considérations éthiques qui importent moins, aux yeux d’Aron D’Souza, que la « liberté individuelle », au nom de laquelle les athlètes pourront choisir de participer (ou non) aux Enhanced Games. Alors, tricheurs infréquentables ou individus stratèges, les dopés ? Dans un article de 2015, le sociologue du sport William Gasparini pointe que le régime néolibéral consacre un individu « propriétaire de son propre corps  », et donc en théorie « libre de l’entreprendre », sans contraintes d’ordre moral ou légal. Avant de jeter un pavé dans la mare : « Faut-il considérer cette pratique comme une déviance ou, paradoxalement, comme une conformité excessive aux normes de dépassement de soi qui spécifient la compétition sportive dans nos sociétés occidentales ? »

Transhumanisme libertarien

Pour les promoteurs des Enhanced Games, le dépassement de soi n’est pas qu’une aspiration théorique. Pour mener à bien son projet, Aron D’Souza peut ainsi compter sur le soutien financier du multi-investisseur Peter Thiel, qu’il a conseillé par le passé. Figure du capital-risque de la Silicon Valley, le milliardaire technophile a rallié d’autres poids lourds, tel l’investisseur Christian Angermayer, qui place ses billes dans les crypto-actifs comme dans les psychédéliques, ainsi que Balaji Srinivasan, un ancien de la plateforme crypto Coinbase. Tous trois ont un point commun : en plus d’être des libertariens convaincus, partageant une conception maximaliste des libertés individuelles, ils se revendiquent du transhumanisme, un courant de philosophie politique qui postule la nécessité d’un dépassement par l’homme de ses limites cognitives et physiques. En affirmant sa croyance dans le « progrès scientifique » et en défendant que « le dopage est une forme de médecine », Aron D’Souza incarne l’une des ambitions de ce mouvement pluriel, qui vise la pleine réalisation du potentiel de l’humanité grâce à des moyens techno-scientifiques. « Les Enhanced Games peuvent transformer des humains en superhumains, assurait l’entrepreneur à la BBC en mars 2024. Ça ressemble à de la science-fiction, mais une telle forme de superhumanité serait possible de notre vivant. Nous sommes capables de dépasser notre faiblesse biologique pour devenir quelque chose de plus grand. »

Spécialiste de l’histoire politique des technologies et chercheuse à l’université de Cambridge, Apolline Taillandier relève que la frange libertarienne des transhumanistes « n’opère pas de distinction morale entre les interventions à visée thérapeutique et celles qui concernent la performance ». Pour eux, boire une tasse de café pour améliorer sa productivité au travail procède de la même démarche qu’une prise d’epo en vue d’une compétition sportive. Cette vision se double d’une lecture économique libertarienne qui repose sur un financement des athlètes par le capital privé plutôt que par la dépense publique. De quoi faire le lit d’une « économie de la promesse » qui, selon la chercheuse, vise à asseoir « l’idée que l’innovation vient de la capacité à casser les codes. »

Trouver son public

Car, en dépit des obstacles médicaux, légaux et pratiques, Aron D’Souza se montre confiant dans sa capacité à aller jusqu’au bout du projet, et d’en faire un succès populaire. Calibrés pour répondre aux attentes de la « génération TikTok », les Enhanced Games misent ainsi sur la promesse du spectaculaire et entendent surfer sur la passion de la performance des sociétés postmodernes. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à l’historien du sport Pascal Charroin, que cette compétition a toutes les chances de trouver son public, en dépit des conditions discutables de sa mise en œuvre : « Le Tour de France a été entaché par de multiples scandales de dopage, mais est-ce que ça a conduit à une désertion du public au bord des routes ? » Force est de constater que non. 

Gage de ce potentiel, la boîte de production du réalisateur Ridley Scott, à qui l’on doit notamment Blade Runner, Alien et Gladiator, a d’ores et déjà annoncé un projet de série documentaire sur les Enhanced Games. Avec, dans le rôle principal, James Magnussen, le nageur « qui a dit oui ». Malin pour surfer sur la hype des docus sur le sport et ses coulisses. Mais qui a vraiment envie de regarder un athlète retraité chercher la bonne dose de produits interdits dans l’espoir de battre un record du monde ?

et aussi, tout frais...