Législatives : « C’est la première fois que les influenceurs s’engagent autant »

Législatives : « C’est la première fois que les influenceurs s’engagent autant »
Image d'illustration © Squeezie

Lena Mahfouf, Squeezie, Mister V… De plus en plus d’influenceurs appellent à voter les 30 juin et 7 juillet prochains pour faire barrage au Rassemblement national. Cette mobilisation des célébrités d’Internet peut-elle orienter les résultats des élections législatives ? La réponse avec Christèle Lagier, maîtresse de conférences en sciences politiques, spécialisée en sociologie électorale, et Perrine Bon, fondatrice de l’agence PerrineAM qui accompagne des influenceurs engagés sur les réseaux sociaux, comme l’activiste Féris Barkat.

Usbek & Rica : 48,5 % des électeurs français ne sont pas rendus aux urnes le 9 juin dernier pour les élections européennes. Qui sont ces abstentionnistes ?

Christèle Lagier

L’abstention, croissante à tous les scrutins électoraux depuis le début des années 1980, préoccupe les chercheurs en sciences politiques depuis longtemps. Bien qu’élevé, le taux d’abstention aux dernières européennes est moins important que celui de 2019. L’élection du 9 juin 2024 a donc significativement mobilisé les électeurs.

Il est difficile d’établir des profils exacts d’abstentionnistes, étant donné qu’une partie d’entre eux vote par intermittence. Aujourd’hui, le comportement électoral majoritaire consiste à voter, puis à ne plus voter aux élections. 

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© Toute L'Europe
Christèle Lagier

Bien qu’on se retrouve dans une configuration d’une abstention massive, il n’existe pas de stock d’abstentionnistes que l’on pourrait cibler pour gagner des voix. Et pour cause : il y a des entrées et des sorties régulières dans chacun des électorats ainsi que des entrées et des sorties régulières dans l’abstention, ce qui complique énormément les projections et le calcul des reports de voix. Par exemple, 40 % des gens qui avaient soutenu Marine Le Pen en 2022 n’ont pas soutenu le Rassemblement National aux élections européennes du mois de juin. Et malgré cela, le parti d’extrême-droite fait un score très élevé. 

À quoi sont dues ces fluctuations abstentionnistes ?

Christèle Lagier

Il y a deux choses : l’abstention et la volatilité électorale. L’abstention est très largement corrélée à des variables sociales. Moins on est diplômé, stabilisé dans sa profession et installé sur un territoire, plus on a de chances de s’abstenir. Pour ce qui est de la volatilité, elle s’explique par la faible socialisation politique de certains électeurs, qui vont se rapprocher d’un parti plutôt que d’un autre en fonction des personnes qu’ils fréquentent.

Plus de 160 sportifs ont signé une tribune parue dans les colonnes de l’Équipe dimanche dernier, enjoignant les Français à voter « contre l’extrême droite » aux prochaines élections législatives. Un appel suivi dès le lendemain par quelque 200 streameurs, dans une tribune publiée sur le blog de Médiapart. Cette mobilisation des célébrités peut-elle influencer les abstentionnistes à voter aux prochaines élections législatives ?

Perrine Bon

Oui, si l’énergie déployée est concentrée dans une même direction stratégique. En amont des européennes, j’ai mobilisé une cinquantaine de créateurs et créatrices de contenus français pour qu’ils se réapproprient les enjeux politiques de cette élection et qu’ils puissent en parler à leur communauté. Suite à la dissolution de l’Assemblée par Emmanuel Macron, ces mêmes influenceurs nous ont resollicité pour savoir comment poursuivre la mobilisation de leur communauté. On a donc créé un groupe WhatsApp pour partager des ressources entre nous. Très vite, plus de 300 créateurs et créatrices de contenus nous ont rejoints, interagissant les uns avec les autres, proposant des sujets, posant des questions, se regroupant pour créer du contenu ensemble…

Je ne pensais pas que ça prendrait cette ampleur pour être très honnête. Je savais que les influenceurs étaient engagés. Mais c’est la première fois qu’ils s’engagent autant. Ça apporte pas mal d’espoir de voir tout ce qu’ils sont capables de faire.

« On essaye de donner des directions stratégiques aux influenceurs pour qu’ils se concentrent sur certaines cibles, comme les abstentionnistes »
Perrine Bon, fondatrice de l’agence PerrineAM

Quelle stratégie avez-vous mis en place ?

Perrine Bon

On essaye de donner des directions stratégiques aux influenceurs pour qu’ils se concentrent sur certaines cibles, comme les abstentionnistes. Il y a énormément de choses à dire pour repolitiser les communautés, que ce soit sur les programmes de la gauche, sur la procuration ou sur l’intérêt des législatives. 

Certains influenceurs parlent aussi de politique à travers leurs propres obsessions, comme la mode, la santé mentale, l’identité, etc. On repolitise ces thématiques une par une pour réintéresser les communautés.

Des créateurs et créatrices de contenus particulièrement suivis par les jeunes, comme Lena Mahfouf et Mister V, ont eux aussi appelé à faire barrage au Rassemblement national. Squeezie, près de 19 millions d’abonnés au compteur, a même publié une lettre ouverte très remarquée à l’attention de ses jeunes followers, appelant ceux qui ont donné leur voix au RN aux élections européennes à reconsidérer leur vote. Les influenceurs ont-ils le pouvoir d’orienter le vote de leur audience ?

Perrine Bon

Leurs prises de position ont, a minima, le pouvoir de planter une graine et ouvrir l'intérêt politique de leurs communautés. Mais grâce au pouvoir amplificateur des réseaux sociaux, ça peut aller beaucoup plus loin. La création de contenus se fait en chaîne. Les posts de gros influenceurs comme Squeezie sont généralement repris par d'autres créateurs de contenus, qui ne sont pas forcément suivis par les mêmes followers. 

Les répercussions de leur engagement sont très concrètes. On a des retours qualitatifs de personnes qui disent que grâce à nous, elles ont pu convaincre leur mère de ne pas voter pour le RN, qu’elles se sont rapprochées de leur circonscription ou qu’elles prennent en charge une procuration. Ça donne de l’espoir. 

Christèle Lagier

La démarche de Squeezie est intelligente. En appelant une partie de sa communauté à reconsidérer son vote, il s'adresse directement aux gens qui ont déjà voté Rassemblement National. Cela peut créer de la discussion dans les familles, en collectif, et remettre la politique au centre des préoccupations quotidiennes. De cette manière, les gens discutent entre eux et finissent par interroger les raisons de voter pour le Rassemblement National. 

Aux États-Unis, des études ont montré que l’engagement d’Oprah Winfrey en soutien de la candidature présidentielle de Barack Obama en 2008 a eu un impact très concret sur le vote. À l’inverse, une enquête du politiste Luc Rouban, parue en mai dernier, avance que le comportement électoral n’évolue pas selon le degré d’utilisation des réseaux sociaux en Europe. En fin de compte, les réseaux sociaux modèlent-ils vraiment notre identité politique ?

Christèle Lagier

Avant tout, l’étude de Luc Rouban est contestable parce que l’entrée générationnelle est biaisée. Ce n’est pas la même chose d’être un jeune dans un territoire rural, dans une banlieue périurbaine ou dans un quartier privé. 

Par ailleurs, ce qui se passe sur les réseaux a bel et bien un ancrage dans la réalité. Les travaux de différents politistes, dont Julien Boyadjian qui a travaillé sur Twitter et Anaïs Theviot sur Facebook, montrent que ce qui se passe sur les réseaux est la continuité de ce qui se passe dans la vie et inversement. Autrement dit, il ne peut pas se passer quelque chose sur les réseaux sans que cela n’ait de répercussions dans la vie des gens.

« Il ne peut pas se passer quelque chose sur les réseaux sans que cela n’ait de répercussions dans la vie des gens »
Christèle Lagier, maîtresse de conférences en sciences politiques, spécialisée en sociologie électorale
Perrine Bon

Contrairement aux États-Unis, les internautes français ont tendance à considérer que les influenceurs n'ont pas à exprimer leur avis politique sur les réseaux et qu'ils devraient se contenter de produire du divertissement. Par ailleurs, c'est assez nouveau que les influenceurs français se positionnent politiquement, contrairement aux créateurs et créatrices de contenus américains.

Christèle Lagier

Il faut aussi dire que l'engagement politique en ligne est très difficile à mesurer. La désinformation est très forte. Les communautés d'extrême-droite sont souvent très actives sur les réseaux. Ça donne l'impression qu'elles ont une audience folle. Mais on se rend compte qu'il y a beaucoup de robots, de faux comptes, de comptes inactifs et que ce sont toujours les mêmes qui écrivent.

Peut-il y a avoir un effet contre-productif aux prises de position des influenceurs ? Squeezie a perdu 100 000 abonnés sur sa chaîne YouTube en quelques heures après son appel à voter contre le Rassemblement national, une partie minoritaire de ses abonnés se disant déçue de son engagement.

Perrine Bon

On sait que les influenceurs ne feront pas changer d’avis les militants d’extrême-droite. L’objectif n’est pas de dépenser son énergie à tenter d’orienter le vote de ceux qui sont convaincus par les idées du Rassemblement nationale.

Le YouTubeur Raska avait déjà pris la parole contre l'extrême droite il y a environ un an, assumant qu’il se fichait de perdre des abonnés s’ils étaient d’extrême-droite et qu’il ne voulait pas d’eux dans sa communauté. Désormais, certains influenceurs n'hésitent plus à rejeter une partie de leur communauté en ligne en raison de son extrémisme politique.

Christèle Lagier

On observe exactement la même dynamique sur le terrain, mais inversée. Dans un territoire comme le sud-est – où la voix RN est complètement banalisée, où les discours sont décomplexés, où le racisme ne fait pas problème dans les conversations –, les gens qui ne partagent pas ces idées-là se taisent. On a alors l’impression que c’est validé par tout le monde. Or, ce n’est pas le cas. Et lorsque quelqu’un prend la parole sur le sujet, d’autres peuvent suivre.

« Voter et faire voter, c’est le rôle des partis politiques normalement. Mais ils l’ont complètement abandonné. »
Christèle Lagier, maîtresse de conférences en sciences politiques, spécialisée en sociologie électorale

Pour le Stream Populaire, collectif de personnalités d’internet, « l’heure n’est plus à la neutralité. Il faut massivement voter et faire voter. ». Les influenceurs ont-ils une responsabilité politique, au vu de la large audience dont ils disposent ?

Perrine Bon

Ils ont toujours eu une responsabilité. La première responsabilité qu'ils ont étant d'être transparents et de respecter la loi. Leur deuxième responsabilité consiste à déterminer le profil type de leurs viewers pour savoir quels messages ils souhaitent leur faire passer. La troisième phase consiste à prendre des engagements. Tous les influenceurs n’en sont pas encore à cette dernière phase. Certains se sont mobilisés aux dernières présidentielles et avaient ouvertement exprimé leur intention de vote. Depuis, il y a eu une autre vague d’engagement, cette fois pour un cessez-le-feu à Gaza.

Christèle Lagier

Voter et faire voter, c'est le rôle des partis politiques normalement. Mais ils l'ont complètement abandonné. Historiquement, des partis comme le Parti communiste étaient dans les bureaux de vote les jours d'élections. Ils allaient chercher les gens chez eux, contrôlaient les listes d’émargement entre les deux tours pour voir qui avait voté, qui n'avait pas voté. Leur démarche était profondément politique.

Désormais, face au désengagement des partis politiques, d’autres s’engagent, comme la CGT, qui a explicitement appelé à voter pour le Front Populaire. C'est historique.

Pensez-vous que le soufflé de cette mobilisation politique massive va retomber une fois les législatives passées ? Les influenceurs retourneront-ils à des contenus strictement divertissants ?

Perrine Bon

Difficile de le savoir. En tout cas, cette phase de mobilisation a résolument repolitisé les influenceurs, qui n’avaient pas forcément toutes les clés ou connaissances politiques jusqu’à présent. Maintenant qu’ils ont mis un pied dedans, cette politisation de leurs contenus va potentiellement durer.

Christèle Lagier

Ça va aussi dépendre du résultat aux élections législatives. Très franchement, la menace du RN est réelle. Je ne tiens pas à avoir un discours alarmiste. Ça fait des années que je travaille sur le sujet et des années que je démontre – chiffres à l’appui – qu’il n’y a pas de croissance inexorable du Rassemblement National. Mais aujourd’hui, il est particulièrement fort.

S'il y a une majorité absolue du Rassemblement National, on peut imaginer que toutes les communautés qui se sont mobilisées, notamment sur les réseaux sociaux, vont entrer en résistance. Mais il faut aussi que les partis reprennent les choses en main et trouvent le moyen de remobiliser leur électorat. Nous devons également plaider pour l’éducation politique, afin de préparer les jeunes à être de futurs citoyens.

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© Toute L'Europe

Sommes-nous entrés dans une ère où les influenceurs ont plus de poids que les partis politiques ?

Christèle Lagier

Ce qui est certain, c'est que les partis politiques doivent se remettre en question. On ne peut pas continuer à fonctionner de cette manière-là avec des partis sclérosés qui renouvellent d'élections en élections de vieux candidats. Il faut réfléchir à une manière efficace et inclusive de faire de l'éducation populaire auprès de la jeunesse et des citoyens qui se sentent trop éloignés.

Perrine Bon

Est-ce vraiment le rôle des influenceurs que de faire voter les gens ? Je n'en sais rien. Ils peuvent amplifier et propager des idées. Mais idéalement, ce n'est pas comme ça que c'est censé se passer. Les influenceurs devraient pouvoir se concentrer sur d'autres causes plus proches de leurs centres d’intérêts et sur lesquelles ils arrivent à mobiliser leur communauté. Mais pour cela, il faudrait que les partis fassent bien le travail, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

et aussi, tout frais...