La vérité est une question politique

Une recension de Martin Legros, publié le

À l’origine de cet essai de Gloria Origgi, un constat inquiet sur notre situation intellectuelle : « Nous vivons à l’ère de la post-vérité, et pourtant il ne nous a jamais semblé plus important d’avoir accès à la vérité pour comprendre ce qui se passe vraiment dans le monde. » Face à la guerre en Ukraine – initiée au nom de l’idée que ce pays, prétendument aux mains de nazis, ne fait qu’un avec la Russie – comme face à la crise du Covid, dont l’origine autant que les remèdes ont été l’objet de très vifs conflits entre experts, la question de la vérité, historique ou scientifique, est en effet centrale. Sans même évoquer les mensonges de Trump ou les ravages du climatoscepticisme. Or cette fameuse vérité que les acteurs agitent tel un chiffon rouge et que le citoyen est en droit de viser pour penser et décider de manière éclairée, nous n’y croyons plus vraiment, philosophiquement.

Depuis Nietzsche affirmant qu’« il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations » jusqu’aux remises en cause de la neutralité supposée de la science, engagée dans des luttes politiques entre chercheurs et influencée par les intérêts des États ou du Grand Capital, la vérité semble avoir pâli, telle une antiquité métaphysique. De son côté, notre culture politique démocratique, fondée sur la liberté d’expression et la remise en question permanente, s’est accoutumée à une forme de relativisme et de scepticisme antinomique avec l’idée – par trop dogmatique ? – de vérité. Et pourtant, « une démocratie peut-elle survivre sans institutions qui protègent la vérité ? » demande avec force Gloria Origgi. Afin de remédier à cette situation en forme d’impasse, cette spécialiste d’épistémologie et des réseaux sociaux, connue pour ses travaux sur la réputation, soutient que nous avons besoin de faire de la vérité un concept politique, à l’égal de la justice ou de la liberté. 

Dans Vérité et Politique, un essai de 1967 qui fait depuis autorité, Hannah Arendt écrit que la vérité n’est justement pas politique. Même si la politique a besoin de pouvoir s’appuyer sur des vérités de fait du type « Hitler a envahi la Belgique » ou « Poutine a envahi l’Ukraine », sa matière première est constituée, pour Arendt, d’opinions plurielles et divergentes, sources du débat. Et c’est lorsqu’on confond les deux ordres – en considérant, par exemple, que l’existence des chambres à gaz est une question d’opinion – qu’on détruit l’une et l’autre, la vérité et la politique. Pour Origgi, cette solution n’est désormais plus tenable. Dans les démocraties contemporaines, le rôle du savoir et de l’expertise a pris une place tellement importante – pensons au Covid ou à la crise climatique – qu’il n’est plus possible de faire comme si les vérités au nom desquelles les décisions sont prises étaient soustraites au jeu de forces et à la délibération politique.

Qui écouter ? Qui sont les experts légitimes ? Et avons-nous les compétences pour décider ? « Si la politique a besoin de la science pour prendre les bonnes décisions, précise Origgi, la science a besoin de la politique pour se construire selon les normes de transparence, sincérité, justice, universalisme et objectivité. » Au terme d’un parcours croisé passionnant sur la science comme système de scepticisme organisé entre pairs et sur la démocratie comme système d’égalitarisme cognitif entre citoyens, Origgi égratigne au passage la désinvolture de certains philosophes contemporains. Notamment les « nouveaux réalistes » qui prétendent qu’il suffit de vouloir la vérité pour la retrouver. Et elle propose une série d’outils intellectuels et institutionnels qui doivent permettre aux démocraties de mettre en place des « heuristiques » pour trier le flux d’informations et d’expertise qui se disputent le suffrage des citoyens. Au final, conclut-elle, c’est en admettant que nous avons besoin de faire confiance à d’autres, qui en savent plus, que nous penserons mieux. Tel est le prix, politique, de la vérité.

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