Des républicains catholiques aux catholiques intransigeants
p. 75-80
Texte intégral
1Que la grande majorité des sénateurs inamovibles soit d’origine catholique n’a rien pour surprendre, et ce petit groupe de notabilités est là tout simplement à l’unisson de la population française. Encore faut-il observer que la part des minorités confessionnelles, avec deux sénateurs d’origine juive, et quatorze d’origine protestante, est supérieure à leur importance dans la population, et à la mesure de leur rôle dans la République des républicains. L’origine catholique du plus grand nombre des sénateurs inamovibles n’a pas, en elle-même, grande signification. On ne peut non plus tirer des conclusions excessives des signes extérieurs d’appartenance au catholicisme, mariages et enterrements, tant la part des traditions et des convenances sociales est là considérable. Cependant le fait de ne pas refuser celles-ci de manière spectaculaire, mais de s’en accommoder n’est pas sans quelque signification, et les obsèques religieuses de francs-maçons comme Cordier, Tirard, ou Jules Simon peuvent au passage être relevées.
2Entre une minorité libre penseuse, et une minorité catholique affirmée, le plus grand nombre observe une extrême discrétion sur ses options religieuses, attitude qui peut être aussi bien l’expression du détachement que du souci de séparer la vie publique et la vie privée. Sans doute convient-il ici de mettre en garde contre l’erreur qui consisterait à partir des engagements politiques pour en inférer les appartenances religieuses, comme si les républicains étaient tous indifférents ou hostiles à l’Église, et tous les conservateurs des catholiques militants. La réalité est plus nuancée et fait fi de ces amalgames issus des polémiques de l’époque, et que les historiens ne sauraient prendre au pied de la lettre. On s’attachera ici plus particulièrement au cercle restreint des catholiques affirmés, connus pour tel, une trentaine environ. Au sein de ce petit groupe, des profils différents apparaissent. L’âge, le type de formation, les formes d’engagement dans l’Église catholique, l’appartenance à tel ou tel courant d’idées sont autant de variables qui permettent d’esquisser une typologie.
3Un seul clerc figure au nombre des sénateurs inamovibles, Mgr Dupanloup. L’évêque d’Orléans, l’ami des catholiques libéraux, champion depuis tant d’années des intérêts de l’Église, incarnation même de la défense religieuse, fut un des derniers élus parmi les inamovibles, bénéficiant d’appoint du Centre gauche, comme s’il avait paru indispensable qu’un membre de l’épiscopat honorât de sa présence le nouveau Sénat. Le Sénat du Second Empire ne comprenait-il pas de droit les cardinaux, le projet de Grand Conseil du duc de Broglie ne reprenait-il pas cette disposition, et ne faisait-il pas figurer les archevêques et les évêques parmi les catégories au sein desquelles devaient être choisis les membres nommés (article 13 du projet déposé le 15 mai 1874) ? Après la disparition de l’évêque d’Orléans, en 1878, aucun clerc ne fut coopté par le Sénat pour lui succéder. Les temps changeaient… Seul le suffrage universel, dans des pays de chrétienté, allait maintenir une représentation cléricale dans les assemblées parlementaires, avec l’élection à la Chambre des députés de Mgr Freppel, de Mgr d’Hulst, des abbés Lemire et Gayraud.
4L’âge crée une première différenciation au sein du groupe des inamovibles catholiques. Certains, un Dufaure ou un Kolb-Bernard, nés en 1798, n’ont-ils pas connu dans leur jeunesse l’Église de l’Empire et de la Restauration ? Le plus grand nombre est né dans les années 1820, ainsi Buffet, Lucien Brun, Chesnelong. Ils ont vécu dans leur jeunesse le réveil catholique des années 1840. Hervé de Saisy appartient à une autre génération. A vingt-sept ans, cet officier démissionnaire est sous les ordres de son frère et avec deux autres membres de sa famille, zouave pontifical. Il est pendant dix ans au service du Saint-Siège, jusqu’en 1870.
5Certains, moins nombreux qu’on ne le croirait, ont été éduqués dans des établissements religieux. Lucien Brun, au collège jésuite de Fribourg dont le rayonnement est considérable sur le monde catholique du Sud-Est, Cornulier au collège jésuite de Saint-Anne d’Auray, Corne, au collège jésuite de Saint-Acheul, Lorgeril au petit séminaire de Dinan, Lefranc à l’institution ecclésiastique d’Aire-sur-l’Adour. Les mentions d’une formation cléricale sont au total minoritaires, sous réserve d’une information incomplète. Mais il ne faut pas oublier que ces hommes ont fait leurs études bien avant la loi Falloux et l’essor de l’enseignement secondaire privé catholique. La place des lycées et collèges publics n’est donc pas inattendue.
6L’origine sociale des catholiques confirmés comme tels est moins contrastée encore que celle des autres inamovibles. Le poids de la grande ou de la bonne bourgeoisie catholique provinciale, notamment du Nord : Théry, Kolb-Bernard, Corne, et du Sud-Est, avec Lucien Brun, est fort, mais celui de l’aristocratie, particulièrement de l’Ouest, est considérable. La sur-représentation de celle-ci traduit certes une réalité des élites catholiques de l’époque, mais aussi les effets de l’entente lors de la désignation des inamovibles entre républicains et légitimistes.
7On ne se surprendra pas de relever des liens familiaux étroits avec le monde ecclésiastique : la grand-mère de Douhet est la sœur d’un archevêque de Malines, un membre de sa famille est évêque de Nevers en 1829, le fils de Chesnelong devint prêtre, puis évêque après la séparation. La fille de Bernard de Tréville est religieuse. La sœur de Montaignac fonde une congrégation, son gendre est zouave pontifical, comme le gendre de Comulier-Lucinière. On mesure au passage à quel point la question romaine et l’engagement des zouaves pontificaux ont compté dans l’imaginaire du catholicisme français de l’époque. Certains des inamovibles ont pris position en faveur du pouvoir temporel, comme Kolb-Bernard ou Baragnon.
8Tels de nos inamovibles, un Pajot, un Théry sont dans leur paroisse président du conseil de Fabrique, acceptant ce qui fut la charge de nombre de notables catholiques laïques dans l’Église concordataire, c’est-à-dire la gestion de cet établissement public du culte qu’est la Fabrique. La participation au conseil de Fabrique, et les bonnes œuvres constituent faut-il y insister, les deux formes d’engagement les plus habituelles des laïques dans l’Église du temps. Aux responsabilités paroissiales s’ajoutent les responsabilités diocésaines : Carayon Latour préside le comité des écoles libres de la Gironde, Lucien Brun la commission de Fourvière, en charge de la construction de la Basilique. L’artisan de la conjonction des extrêmes entre légitimistes et républicains, La Rochette, est une des personnalités notables du monde catholique du diocèse de Nantes. Théry est président adjoint du premier congrès des comités catholiques du Nord et du Pas-de-Calais en 18731.
9Outre bien entendu Mgr Dupanloup, trois des sénateurs inamovibles comptent parmi les personnalités les plus considérables du catholicisme français du temps : Chesnelong, Lucien Brun et Kolb-Bernard. Le premier, "le chef laïque des catholiques français" selon la formule de Gabriel Hanotaux2, joue un rôle éminent au sein du mouvement des Comités catholiques, qui s’efforce d’organiser au plan religieux et politique les catholiques français après 1870. Jusqu’aux années du ralliement, il est au cœur de l’histoire du catholicisme français. L’avocat lyonnais Lucien Brun fonde en 1876 avec Mgr Mermillod, l’évêque de Genève, les congrès des Jurisconsultes catholiques, qu’il préside jusqu’à sa mort vingt-deux ans plus tard. Professeur à la Faculté de droit de l’Institut catholique de Lyon, il incarne, comme Wallon, professeur d’histoire à la Sorbonne, une élite intellectuelle catholique. Kolb-Bernard, homme d’œuvres, personnalité considérable du monde catholique du Nord, défenseur du pouvoir temporel du Saint-Siège au Corps législatif sous le Second Empire, doit à ces titres d’être élu dès le troisième tour de scrutin par l’ensemble des droites : le "vénéré candidat", dit Chesnelong, fut le seul qui "trouva grâce devant les dissidents de l’extrême droite". Ils votèrent pour lui "à raison de la ferveur de ses sentiments catholiques et des services qu’il avait de tout temps rendus à l’Église "3. On peut observer que ces trois hommes représentent en quelque façon trois pôles du catholicisme français : le Nord, la région lyonnaise, et Paris, si on considère que le pyrénéen Chesnelong est devenu une personnalité éminente du monde catholique parisien.
10Dans ce petit monde des inamovibles catholiques, on peut discerner des familles d’esprit diverses et d’abord les composantes de cette nébuleuse qu’est le libéralisme catholique. Othenin d’Haussonville a fait un mariage mixte en épousant une protestante, Pauline de Broglie, la fille d’Albertine de Staël. C’est un orléaniste libéral, catholique, de même que le premier président du Sénat, le premier élu au sein des inamovibles, le duc d’Audiffret-Pasquier. Lorsqu’Alexandre Ribot succéda à celui-ci à l’Académie française le 20 décembre 19064, il fit l’éloge de ce "libéral impénitent" qui "était en même temps un catholique très convaincu". Ribot estimait que " son catholicisme ressemblait à celui des anciens parlementaires, en ce qu’il avait, comme il le disait volontiers, un fond de gallicanisme". D’Audiffret-Pasquier n’avait-il par rappelé lui-même dans son discours de réception à l’Académie qu’il avait été de cœur avec l’opposition au concile de 1870 ?
11Un certain nombre de membres du Centre gauche sont des républicains libéraux, catholiques. Ainsi Dufaure, Bérenger, Marcère5, Bardoux. Une trentaine d’années sépare le premier, qui a toute une carrière au service de l’orléanisme, des trois autres, mais ils ont en commun l’acceptation de la République conservatrice, telle que la souhaite le Centre gauche, et une fidélité discrète à l’Église catholique. Montalivet qui dans sa jeunesse fréquenta la Société de la morale chrétienne, à forte tonalité protestante, appartient au même univers spirituel. On peut probablement ranger dans ce groupe Chadois, Chanzy, tous deux du Centre gauche et Lavergne venu du Centre droit à la République6. Ces libéraux, catholiques, attachés à la royauté ou républicains, doivent être distingués des catholiques libéraux7 de l’école du Correspondant, dont le chef de file est bien sûr Mgr Dupanloup. Ceux-ci, dont l’influence fut grande à l’Assemblée nationale8, et qui étaient fortement représentés au Centre droit ou parmi les légitimistes libéraux, furent les grands vaincus de l’élection des inamovibles. Seuls Larcy et Wallon, tous deux anciens collaborateurs du Correspondant, représentent aux côtés de l’évêque d’Orléans ce courant, défini par le souci de la défense des intérêts de l’Église catholique sur le terrain des "libertés modernes", acceptées non pour leur vertu propre, mais parce qu’elles permettent une défense religieuse efficace. Buffet, proche de Daru, est sur la même ligne. Ces catholiques libéraux affirment leur appartenance au catholicisme d’une manière plus nette que les libéraux catholiques évoqués plus haut, ils ont la préoccupation d’affirmer la présence dans la société de cette institution qu’est l’Église et de favoriser sa tâche, même s’ils considèrent que le temps de la chrétienté est passé.
12Toute autre est l’attitude des adversaires de toute collusion entre le catholicisme et le libéralisme que sont les catholiques intransigeants. Ils sont bien représentés dans les rangs des inamovibles catholiques, du fait même de la sur-représentation de l’extrême droite. Encore s’impose-t-il de distinguer parmi ces hommes, certes proches par leur hostilité à tout ce qui peut évoquer l’esprit libéral et l’apport de la Révolution française, entre deux sensibilités : les catholiques d’abord (et là encore on reprend le terme de l’époque) et les légitimistes purs. Chesnelong incarne le premier groupe. Il n’est pas éloigné de l’extrême droite, et y compte beaucoup d’amis, comme il se plaît à le rappeler dans ses mémoires. Mais, comme le montre son rôle dans la tentative de restauration lors de sa mission auprès du comte de Chambord, il ne partage pas l’intransigeance du prince et de ses conseillers. Il désapprouve le comportement de La Rochette lors de l’élection des inamovibles. Il est pur de tout esprit de conciliation avec le monde moderne, mais il condamne la politique du pire, qui ne peut qu’être contraire aux intérêts de l’Église et du parti conservateur, dont il souhaite l’union, comme il souhaite l’union des catholiques. Numa Baragnon qui a subi à Nîmes l’influence du père d’Alzon, l’un des maîtres du catholicisme intransigeant, qui est légitimiste, est favorable lui aussi au compromis sur la question du drapeau. Kolb-Bernard a les mêmes sentiments. Il "blâmait hautement" la défection de l’extrême droite lors de l’élection des inamovibles9.
13Les légitimistes purs ne séparent pas la cause du roi de celle de la foi, à leurs yeux elles sont indissolublement liées. Telle est l’attitude d’un Carayon Latour, d’un Franclieu, d’un Lorgeril, d’un Lucien Brun, d’un La Rochette, d’un Tréville, d’un Théry. Le marquis de Franclieu, dans une lettre du 15 décembre 1875 à l’Univers où il justifie le vote des chevau-légers lors de l’élection des inamovibles, éclaire à merveille cette sensibilité politico-religieuse : "la France, (affirme-t-il), ne peut ni se sauver ni se relever qu’en rentrant dans ses voies providentielles, en reprenant sa mission de fille aînée de l’Église ; et il n’y a que la royauté qui puisse l’y ramener" 10. Le providentialisme historique, l’affirmation de la mission religieuse de la France se retrouveraient aisément chez les catholiques intransigeants évoqués plus haut, mais ceux-ci, malgré leur sympathie pour la royauté, n’allèrent pas jusqu’à voir dans la restauration monarchique le préalable à la restauration religieuse de la France, et dans le retour du roi la condition de la renaissance de la foi.
14Ainsi, au sein de ce groupe restreint, issu des aléas de la cooptation, se retrouvent les courants divers entre lesquels se partagent les catholiques français. L’analyse apporte un démenti à l’idée reçue qui identifie complètement les catholiques du temps et le monde conservateur. Des libéraux catholiques, des catholiques libéraux, des républicains catholiques, tels Wallon dont le suffrage permit la naissance du régime, sont dans la mouvance d’un Centre gauche essentiel aux débuts de la République. D’autres catholiques libéraux, restés au Centre droit, s’opposent aux catholiques intransigeants, qui ne peuvent eux-mêmes être confondus avec les catholiques légitimistes. Ces hommes se divisent sur la question du régime, leur lecture du catholicisme et de sa place dans la société, mais tous récusent la politique anticléricale des républicains, dès lors qu’elle met en cause les libertés et le droit commun. On comprend donc que ces inamovibles catholiques, si divisés d’autre part, se retrouvent dans une même hostilité à l’article 7. On sait que le Centre gauche se coupe en deux face au projet de Jules Ferry. La ligne de clivage passe bien par la "question religieuse".
Notes de bas de page
1 André Caudron, Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, Paris, Beauchesne, 1990, t. 4, Lille-Flandres, p. 442.
2 Histoire de la France contemporaine, t. 3, p. 630.
3 Charles Chesnelong, L’avènement de la République, p. 191. Chesnelong conclut de cette élection que sans "la fatale défection des vingt voix de l’extrême droite la liste conservatrice aurait passé tout entière".
4 Discours prononcé dans la séance publique tenue par l’Académie française pour la réception de M. Alexandre Ribot, p. 10-12. Ribot est lui-même un catholique de tradition libérale et contrairement à une légende tenace n’est nullement protestant.
5 Charles Benoist, alors journaliste, reçu par Léon XIII 1e19 novembre 1891, le recommandait au pape : "c’est un républicain très modéré et un catholique pratiquant". Souvenirs, Paris, Plon, t. 1, 1883-1893, 1932, p. 182.
6 Amand Rastoul les évoque tous trois dans Histoire de la démocratie catholique en France, Paris, Bloud et cie, 1913, p. 237.
7 C’est à dessein que, comme les contemporains, on ne sépare pas les deux termes par une virgule.
8 J. Pradon, "L’école du Correspondant et le bicamérisme", Politique, 1966, p. 90 et M. Caroline Ann Gimpl, The "Correspondant" and the Founding of the French Third Republic, Washington, Washington Press, 1959.
9 Chesnelong, op. cit., p. 191.
10 Cité dans Biographie complète des 300 sénateurs, 1877, p. 135.
Auteur
Professeur. Université de Paris IV
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