« Les mots s’arrêtent dans ma gorge. Déjà dans la rue j’ai dû me détourner tout à l’heure pour ne pas pleurer, et je conserve encore en vous écrivant l’affreuse vision de trois cents blessés, les vêtements noirs de mitraille, les yeux larges et vagues, les membres sanguinolents. Un turco était presque nu, une marque rouge s’élargissait sur sa poitrine. (…) » Quand Abel Gance écrit cette lettre à son ami écrivain Albert T’Serstevens, nous sommes à la fin du mois d’août 1914, et Gance assiste à « l’arrivée d’un convoi de blessés en Vendée où il soigne ses lésions tuberculeuses », écrit Laurent Véray dans Abel Gance, le visionnaire contrarié*. (Nous emprunterons beaucoup à l’ouvrage dans ce billet.) Le jeune réalisateur est exempté de la guerre, se félicitant d’échapper à la « furie sanguinaire des peuples », écrira-t-il en juillet 1916. « Après une nouvelle visite médicale, écrit Véray, imposée à tous les réformés par la loi Dalbiez de 1916, classé dans les services auxiliaires, Gance rejoint pour un temps très court les rangs de la SCA (section cinématographique de l’armée), évitant ainsi le départ au front. »
Mais la vue des hommes défaits qu’il croisa, la mort de nombre de ses amis dans ce colossal casse-pipe… Alors, il va commencer à tourner, en 1917, un grand hommage (faible mot pour un très grand film) aux assassinés de la guerre, ce sera
Toutes les images sont extraites du film
Halluciné, Jean Diaz, le poète-soldat devenu fou, verra surgir les morts, tous les morts, qu’il a appelés à venir demander des comptes à ceux qui vivent
Des morts, des spectres, déçus des vivants, foyers reconstitués, profiteurs de guerre, tout ça pour ça…
Des spectres qui s’approchent des fenêtres des vivants
la guerre est une danse de squelettes
« En montrant les fantômes de combattants tombés sur le champ de bataille, note Laurent Véray, Gance renoue avec les spectacles fantastiques, et autres apparitions morbides à la mode depuis le XVIIe siècle, de la camera obscura aux effets inédits de la fantasmagorie de Robertson (1763-1837), en passant par la “lanterne de peur” où l’on ressuscitait des spectres s’avançant vers le public pour l’effrayer. »
Autre remarque intéressante de Véray : La mise en scène de la « levée des morts » est aussi révélatrice de l’essor des superstitions pendant la guerre », une « croyance archaïque amplement réactivée par le deuil de masse provoqué par la Grande Guerre.
L’Hymne au soleil d’avant-guerre du poète-soldat a pris un goût amer et le soleil se glace
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Vingt ans après ce J’accuse, Gance en réalise un second. Jean Diaz, le poète-soldat devenu fou dans le premier film, réapparaît en ingénieur qui a notamment mis au point « des masques de verre durs comme l’acier » pour protéger les visages des soldats, mais… mais… l’invention sera détournée. Comme Diaz le poète, Diaz l’ingénieur va appeler les morts, tous les morts, à se lever, à sortir de la pierre. Mais Gance tourne en 1937, les affaires du monde vont très très mal, de plus en plus mal, et si les morts là encore répondent à l’appel, ce sont aussi les hommes rescapés, aux gueules écrasées, détruites, cassées, qui viennent faire peur en gros plan aux vivants, « plus jamais ça ». Une grande illusion.
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*En 2017, les éditions Gaumont publièrent un superbe objet : un coffret contenant un beau livre, deux facs-similés de scénarios de 1917 et 1937, ainsi que huit DVD. Laurent Véray est l’auteur du beau livre.
Il est environ 10 heures, ce lundi 4 novembre 2024, quand le président de la cour d’assises spécialement composée (ce sont les termes utilisés pour un jugement des crimes terroristes), Franck Zientara, déclare ouverte l’audience du procès pour complicité dans l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020.
Dans la salle d’audience des pas perdus, beaucoup de monde ; c’est le premier jour du procès, et comme me le disait une femme dans la file d’attente boulevard du Palais, on veut « voir les têtes » des accusés. Le lieu de la justice est un théâtre avec ses codes de couleur, d’emplacement, de respect à l’arrivée de la cour : il faut se lever.
Cinq accusés sont entrés dans leur box, les trois autres sont assis sur le banc des « accusés libres et leurs défenses ». Surprise sur ce banc : l’accusée Priscilla Mangel porte un hidjab, ce voile islamique couvrant la tête, le cou et les cheveux mais pas le visage. N’étant pas vraiment au fait des usages du voile dans un tribunal, je vais demander à une avocate, avant que s’ouvre l’audience, s’il est normal qu’une accusée apparaisse ainsi. « Tout à fait », me répond cette avocate de la défense.
Et visiblement, le président de la cour ne trouve rien à y redire non plus.
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En cette première journée, nous allons faire connaissance avec les accusés, qui vont se lever tour à tour à l’appel de leurs noms. (Je n’ai pas toujours eu le temps de noter quelle était leur profession ou leur lieu d’habitation avant l’incarcération…)
Dans le box, Naïm Boudaoud, 22 ans, incarcéré à Nanterre ; deux avocats ; Brahim Chnina, né en 1972 à Oran (Algérie), incarcéré à Fresnes ; avant cela, il « faisait » de l’aide à domicile pour les malades et du « transport de personnes à mobilité réduite » ; trois avocats ; Yusuf Cinar n’avait pas de profession avant d’être incarcéré à Fleury-Mérogis, habitait Évreux (Eure) ; un avocat. À la question du président (posée à tous les accusés) pour savoir s’il a bien compris, notamment, qu’il pouvait garder le silence, ou encore « évoluer dans son positionnement », Yusuf Cinar répond un très décontracté « Ouais, j’ai capté », que le président ne relève pas ; Azim Epsirkhanov, costume bleu et cravate, chemise blanche, petite barbe ; incarcéré à Bois-d’Arcy, un avocat.
Sur le banc des accusés comparaissant libres, Ismaïl Gamaev, en tee-shirt vert, étudiant en licence d’économie-gestion, vivait à Troyes (Aube) chez sa mère ; deux avocats Louqmane Ingar, né et habitait à La Réunion, étudiant infirmier en 2e année ; trois avocats Priscilla Mangel, en hidjab beige, Nîmoise, sans profession ; il me semble avoir compris qu’elle était domiciliée chez son avocate.
Enfin, retour dans le box pour le huitième accusé, Abdelhakim Sefrioui, pull bleu clair, chemise blanche au col ouvert, pantalon gris, lunettes et petite barbe blanche ; c’est le plus poli : « Monsieur le président, bonjour. » Était sans profession, incarcéré à la Santé, quatre avocats.
À présent, place aux parties civiles et à leurs avocats, les unes et les autres seront aussi nommés les uns après les autres. Parmi les avocats des parties civiles, on en reconnaît beaucoup présents à tous les procès des attentats terroristes, et un nouveau, Francis Szpiner, qui représente le fils de Samuel Paty, Gabriel, 5 ans et demi au moment de l’assassinat de son père. Hormis les proches du professeur décapité, se trouvent parmi les parties civiles des policiers, le syndicat SNES, la ville de Conflans, l’association de parents d’élèves PEEP de Conflans… Un avocat de l’accusation conteste la « recevabilité » de certaines parties civiles, »ce sera discuté plus tard », répond le président.
Puis il demande aux deux greffiers les noms des témoins qui seront entendus, la liste va être longue, et émaillée de pas mal de remarques des avocats : pas de réponses aux convocations, adresses à trouver, une témoin des parties civiles ne souhaite pas venir (certificat médical pour stress post-traumatique), mais son éventuelle absence n’est pas du goût des avocats, notamment MeSzpiner, qui demande une expertise ; pas de visioconférence possible pour un témoin au Maroc car il n’y a pas de convention en ce sens entre France et Maroc… À chaque témoin présent, le président donne une date et une heure pour sa venue à la barre, puis lui demande de repartir car les témoins n’ont pas le droit d’assister aux débats avant leur témoignage. Tout cela est assorti d’un vocabulaire où les mots ont d’étonnants voisinages : cité à étude, cité à personne, cité à parquet, on encore sursis à statuer (si l’on n’a pas de nouvelles du témoin). Sans compter les témoins cités selon le pouvoir discrétionnaire du président. Un témoin (« cité non dénoncé ») en défense de Sefrioui et présent est contesté par MeSzpiner. Le témoin, un grand barbu, se tourne vers l’avocat : « Je peux savoir pourquoi ? » Non, il ne saura pas.
Le président Zientara détaille ensuite le calendrier des sept semaines du procès. « Ultima verba » le 19 décembre, prononce-t-il, autrement dit parole sera pour finir donnée aux accusés ; étrange incursion de ces mots latins qui signifient les dernières paroles d’un mourant. Référence en outre à Victor Hugo ?
♦ Pause méridienne ♦
Au retour des deux heures de pause, le président de la cour revient sur l' »opposition à témoin » de la défense manifestée par MeSzpiner concernant Mohand Aoussat, le grand barbu. Opposition fondée, dit le président, mais il fait jouer son pouvoir discrétionnaire, ce qui veut dire que le témoin est accepté mais ne prêtera pas serment.
Nous allons alors entendre une longue, très longue lecture par le président Zientara, lunettes et front largement dégarni, du rapport sur les faits qui ont suivi la décapitation du professeur Paty le 16 octobre 2020. Policiers municipaux envoyés sur place, renforts sollicités, arme de poing et couteau brandis face à eux par le « tueur » en criant « Allah’ akbar! », avant qu’il soit « neutralisé ». Ce tueur sera rapidement identifié : il s’appelle Abdoullakh Anzorov, un Russe habitant Évreux, dans l’Eure. Sur la scène du crime, on trouvera un pistolet Airsoft de marque Swiss Arms, un couteau de 22 cm, l’assassinat ayant eu lieu à 300 mètres du collège du Bois-d’Aulne. Dans le sac de Samuel Paty, les policiers trouveront notamment un marteau, qui ne le quittait pas depuis des jours, depuis qu’il se sentait menacé.
Ce 16 octobre, à 16 h 55, « Tchétchène 270 » publiera sur Twitter un cliché : celui d’une « tête décapitée », dit le rapport, accompagné d’une revendication de cet acte au nom d’Allah etc. « Dénonciation calomnieuse » de Z. Chnina, la collégienne à l’origine du drame, vidéos de Brahim Chnina (le père) et Abdelhakim Sefrioui pointant du doigt le professeur et signalées par la plateforme Pharos… Tout cela ayant lieu dans un « contexte d’appels réguliers au meurtre concernant la France ». Ainsi, le 25 septembre 2020, soit trois semaines avant la décapitation de Samuel Paty, deux personnes sont attaquées au hachoir devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, rue Nicolas-Appert, Paris 11e, à la suite de la republication des caricatures de Mahomet par le journal.
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Je note comme je peux, un peu au vol, les éléments du rapport lu par le président…, chronologies entrelacées…
Le 16 octobre, en sortant du collège du Bois-d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), un professeur de sport, en voiture, voit deux personnes à terre, l’une agenouillée près d’un corps étendu et « faisant un mouvement de va-et-vient en haut du corps ».
Le rapport précise que le couteau utilisé par Anzorov est de marque Morakniv ; sur le site de cette marque, il est indiqué ceci : « Morakniv est une coutellerie suédoise spécialisée dans le couteau de survie. » Dans les vêtements du tueur, on trouvera des billes argentées (pour l’Airsoft) dans une pochette en plastique, et une carte Basic Fit, enseigne de clubs de sport.
Le corps de Samuel Paty était « posé sur le ventre » ; la tête coupée était, elle, « à la perpendiculaire » du corps. C’est net : les traces des coups de couteau sur la parka beige, le tee-shirt noir, la chemise rose, montrent qu’il y a eu acharnement sur ce corps. Dans la poche principale de sa parka, Samuel Paty avait son marteau, une trousse, une feuille d’emploi du temps, « un cahier tenant lieu d’agenda ». « Hémorragie massive », « plaie de l’aorte thoracique »…, la mort fut « rapide »… mais « pas immédiate ». Ce corps a eu le temps de souffrir, beaucoup.
En début de l’après-midi de ce 16 octobre, un témoin déclarera « avoir vu un individu près du collège en train de prier sur un tapis ».
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Samuel Paty était né à Moulins, père d’un enfant, Gabriel, de 5 ans et demi au moment des faits. Pacsé, mais séparé de sa compagne, il entretenait de bonnes relations avec elle. Paty vivait à Éragny-sur-Oise, dans le Val-d’Oise. Ses parents, Bernadette et Jean, trouvaient leur fils « plus épanoui » depuis qu’il enseignait au collège du Bois-d’Aulne, plus épanoui que dans les autres établissements où il avait travaillé, le niveau des élèves y était meilleur, disait-il. Monsieur Paty, « coordinateur pour l’histoire-géographie », c’était « le référent culturel de la documentaliste ». La CPE (conseillère principale d’éducation) précisa en audition qu’aucun élève ne s’était jamais plaint de ses cours. Un « collègue discret, calme, qui n’avait pas vraiment d’amis au collège ».
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Côté Anzorov, ce Russe d’origine tchétchène possédait une carte de résident, demandeur d’asile depuis le 24 octobre 2019. L’homme était connu de la police : violence en réunion à Évreux, perturbation dans les parties communes d’un immeuble ; renvoyé de son établissement scolaire pour violence contre un élève, violence au sein du nouvel établissement, à la suite de quoi la justice décide qu’il fera un « stage de citoyenneté comme alternative aux poursuites »… Ayad Anzorov, frère de l’assassin, confirmera cette violence : « Il peut devenir fou. »
Question parcours scolaire, je note qu’en 6e, Anzorov prenait visiblement plaisir à dessiner des armes à feu, assorties de quelques inscriptions “Allah’ akbar”. Avant l’attentat, il travaillait pour l’entreprise de bâtiment Batirex, à Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne), mais son contrat n’avait pas été renouvelé à cause de sa pratique religieuse au travail. Notons déjà que c’était un ami d’Azim Epsirkhanov, l’homme au costume-cravate dans le box des accusés. Il avait un autre copain, mais le père d’Anzorov avait « refusé que son fils continue à voir l’Arabe musulman » ; cet « Arabe », c’est sans doute Naïm Boudaoud, suppose le rapport, autre accusé dans le box. Le père d’Anzorov apparaît fier de son fils, « parti en glorifiant l’honneur des Tchétchènes ».
Yusuf Cinar, l’accusé au « Ouais, j’ai capté », est un ami de longue date du tueur. En audition, il confirmera sa violence, ajoutant que durant les mois qui ont précédé l’assassinat , le copain consultait des vidéos de Daech.
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La préparation de l’assassinat
Lisant toujours, le président précise que l’analyse du téléphone d’Abdoullakh Anzorov a montré que depuis septembre 2020, avec la republication par Charlie des caricatures de Mahomet, il était à la recherche de cibles. Le 9 octobre, alors que les calomnies contre le professeur suivent leurs cours, il effectue « de nombreuses recherches » sur Samuel Paty, ayant également quelques brèves conversations avec Brahim Chnina, le père de la jeune menteuse, lui parlant notamment de la suspension, en 2015, d’un professeur à Mulhouse pour avoir montré des caricatures à ses élèves.
Le 15 octobre, veille du drame, Anzorov, qui ne s’est pas rendu à son travail en prétextant un mal de dos, se rend à Rouen, au magasin Faget, pour y acheter un couteau… pour son grand-père, dira-t-il aux deux copains qui l’accompagnent en voiture, Boudaoud et Epsirkhanov. Cadeau dont il enlèvera l’emballage une fois dans le véhicule. Un petit tour à la mosquée de Canteleu, à quelques kilomètres de Rouen, puis, le soir, chez lui, Anzorov consulte des vidéos sur les auteurs des attentats de janvier 2015.
Le 16 octobre, jour du drame, Anzorov cherche à joindre Boudaoud pour lui demander un service. Mais Boudaoud travaille à Rouen et ne peut l’aider. Ce sera alors un « contact continu » entre Anzorov et l’autre copain, Epsirkhanov, par téléphone et Snapchat, une application de messagerie instantanée ainsi que de partage de photos et de vidéos. De quoi a besoin Anzorov ? d’une voiture, alors Epsirkhanov va « réserver » un trajet via BlaBlacar.
Dans le téléphone d’Anzorov, les policiers trouvent également le nom d’un magasin, Atomik, à Cergy (Val-d’Oise), où il ira acheter le pistolet Airsoft en compagnie de Boudaoud.
À 14 h 13, la vidéosurveillance du collège du Bois-d’Aulne montre un homme qui se dirige vers le collège, un repérage. À 15 h 36, Anzorov publie sur le compte Snapchat Zbrr un selfie, doigt levé vers le ciel, qui sera relayé par Yusuf Cinar.
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Le président Zientara commence à se fatiguer de sa lecture : arrivant au chapitre (nous revenons alors en arrière) sur la documentation utilisée par Samuel Paty pour ses cours les 4 et 5 octobre sur la liberté d’expression, au lieu de lire « auxiliaire de classe », le voilà qui prononce « auxiliaire de vie », sans s’en rendre compte…
Quand Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui arrivent au collège du Bois-d’Aulne, sans rendez-vous, pour se plaindre auprès de la principale du professeur d’histoire-géographie, ils doivent attendre car la principale est occupée. Les deux hommes ne sont visiblement pas du genre patients : l’agente d’accueil indiquera en effet, lors de son audition, qu’“ils frappent plusieurs fois sur la vitre de sa loge”.
Alors que le président en est à la convocation du professeur Paty au commissariat de Conflans, je remarque que la tête de Sefroui, l’accusé le plus près de ma place, s’est abaissée, yeux fermés, pas de doute : il commence à piquer un roupillon…, mais un grand gendarme chauve et à la courte barbe rousse, et qui a l’œil, a vite fait de le réveiller. Au commissariat, Samuel Paty précisera que la collégienne Z. Chnina pouvait se montrer « insolente », mais qu’il n’avait jamais eu de problème avec elle…
Des collègues enseignants de Paty indiqueront en audition que depuis les menaces dont il était l’objet, le professeur sortait en portant lunettes de soleil, bonnet, masque chirurgical et écharpe. Le 15 octobre, veille de son assassinat, il arrive sans s’être rasé, remarquent ses collègues.
De son côté, lors de ses auditions, Abdelhakim Sefrioui nie avoir eu des contacts avec le tueur. Selon lui, la vidéo qu’il diffuse à l’encontre de Paty visait seulement à « dénoncer une discrimination », sûrement pas le chemin vers un assassinat.
La chambre de l’instruction va établir que Naïm Boudaoud entretenait des liens avec le tueur. Mais selon l’avocat de Boudaoud, il s’agissait de sport, rien que de sport, pas d’histoires de caricatures entre eux. La chambre, elle, relève qu’en septembre 2020, les deux hommes ont tout de même des échanges sur la religion, son apprentissage.
Prudence, prudence : avant de venir se dénoncer au commissariat, les deux copains du tueur, Boudaoud et Epsirkhanov, ont pris la précaution, note le rapport (lu alors par une assesseure qui a pris le relais), de supprimer des contacts dans leurs téléphones, dont celui d’Anzorov. Heureusement, il y a plus malins qu’eux pour les retrouver… Alors que les deux hommes affirment en audition avoir tout ignoré du projet meurtrier de leur copain, l’un en parlait malgré tout comme d’un « gros djihadiste ».
Et Priscilla Mangel, dans tout ça ? En garde à vue, celle portant le hidjab sur le banc des accusés comparaissant libres dira qu’elle a partagé sur Internet la vidéo de Brahim Chnina, et échangé pas moins de cinquante tweets entre le 9 et le 30 octobre 2020 avec le futur tueur. La femme a du vocabulaire, écrivant notamment que les journalistes de Charlie « se dessèchent comme des coprolithes »; coprolithe: excrément fossilisé.
Revenons aux hommes : Yusuf Cinar (« Ouais, j’ai capté ») aussi est un ami proche d’Anzorov, depuis 2015. Et quand Anzorov lui parle d’une « épreuve » qu’il doit passer (son futur crime), il pense qu’il s’agit d’une épreuve scolaire, déclarera-t-il en audition. Or, est-il noté dans le rapport (le président est revenu à la lecture), Cinar ne pouvait ignorer, puisque ami proche, qu’Anzorov était déscolarisé.
Ismaïl Gamaev, lui, l’homme au tee-shirt vert sur le banc des accusés comparaissant libres, fut conseiller d’Anzorov en matière d’anonymisation de ses comptes divers. Quant à l’“épreuve” dont il entend également parler, il dira lors de son audition avoir pensé qu’il s’agissait de celle du permis de conduire ; ça change.
Un autre accusé comparaissant libre, Louqmane Ingar le Réunionnais, avait supprimé, lui, en homme avisé les données de son téléphone ainsi que ses échanges sur Twitter. Chaude communauté, Ingar faisait partie du même groupe Snapchat qu’Anzorov et Gamaev. En garde à vue, il dira avoir été tenté par les Frères musulmans, mais en être revenu depuis. Après la décapitation de Samuel Paty, le jeune Ingar enverra sur le groupe Snapchat « Étudiants en médecine » pas moins de trois émojis de satisfaction. Quant à la fameuse « épreuve », lui aussi, comme Gamaev, penchait pour celle du permis de conduire.
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Après cette longue, longue lecture de rapport, le président Zientara va faire une autre lecture, celle des chefs d’accusation, alors que les visages des accusés apparaissent un à un sur les écrans qui jalonnent la salle d’audience. Lecture précédée de la mention de l’article 421-1 du code pénal sur les actes de terrorisme
Il ressort de cette lecture qu’Ismaïl Boudaoud et Azim Epsirkhanov sont jugés pour complicité, et à ce titre passibles de la perpétuité. Les six autres, jugés pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, risquent trente ans de réclusion.
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Après une courte pause bienvenue pour se dérouiller les jambes, le président revient , comme il l’avait annoncé au début de l’audience, sur les oppositions d’avocats à la constitution de quelques parties civiles. Parole est alors donnée aux membres du barreau. Un avocat de la défense, Frank Berton, conteste notamment la présence de la PEEP, association de parents d’élèves, parmi les parties civiles. Une opposition à laquelle se joint MeSzpiner, avocat du très jeune fils de Samuel Paty. Alors qu’il défend un enfant très durement et directement touché par l’attentat, il juge « indécent » qu’une association qui, selon lui, n’a pas soutenu le professeur Paty soit au nombre des parties civiles. En réponse, l’avocate de l’association cite l’article premier de ses statuts : contribuer au maintien des principes laïcs d’objectivité et de tolérance, ainsi que les articles 2 et 3 du code de procédure pénale. Elle est soutenue en cela par Me Frédéric Bibal, qui cite, lui, l’article L 111-3 du code de l’éducation, estimant que les parents d’élèves font pleinement partie de la communauté éducative.
Un des avocats de Sefrioui (lequel avocat mange les syllabes, il faut suivre…) conteste, lui, la présence de la ville de Conflans parmi les parties civiles. Mais l’avocate de la ville lui rappelle la jurisprudence concernant les villes de Saint-Denis (V13) et Montrouge (attentats du 7 janvier 2015) dans les procès d’attentats.
Attendons pour savoir si ces demandes de constitution de parties civiles seront acceptées puisque, si j’ai bien compris, il faudra « surseoir à statuer sur d’éventuelles irrecevabilités », selon les mots d’un procureur.
Le Canard enchaîné de ce mercredi 30 a placé un curieux (sic)* après le mot « dormition » dans une citation. Comme s’il n’existait pas. La dormition existe, elle ressortit au vocabulaire chrétien et figure dans les dictionnaires : c’est le « sommeil éternel », euphémisme pour le trépas. Il s’agissait d’une citation du dernier ouvrage commis par de Villiers, aussi appelé par le Palmipède « l’agité du bocage », lequel palmipède faisait suivre ladite citation par « bonne lecturation » pour bien enfoncer le clou. Voici ce que nous disions de ce mot il y a quelques lustres : Du latin dormire, « dormir ». L’ultime sommeil de la Vierge Marie, mis à profit par les anges pour la ravir au ciel, opération connue sous le nom d’Assomption. « Son visage fut si calme, si rayonnant, si heureux, qu’on appela son trépas la dormition » (Huysmans, L’Oblat). Très joli mot, dont l’Eglise s’est réservé l’exclusivité. En français médiéval, on disait dormison. Le Canard ne connaît donc pas la Dormition de la V!erge Mar!e ? Dormir a donné dormition comme munir a donné munition et punir, punition. Mais ne généralisons pas : grossir n’a pas donné grossition, ni pourrir, pourrition.
* Un sic entre parenthèses alors qu’il aurait dû être présenté entre crochets.
Quant à l’étymologie de néoténie,nous lisons sur ce même site :
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* Et si vous voulez découvrir ou redécouvrir la nouvelle « Axolotl » de Julio Cortázar, écoutez donc cette « Nuit de France Culture », c’était en 1975…
Entendu sur France Inter mardi dernier l’interview de Claude Moine (Eddy Mitchell) par Léa Salamé. Eddy a parlé d’une façon qui nous a bien plu de la guerre qui vient et de celle d’Algérie, à laquelle il a échappé, des JO et du FN (il a dit tout le mal qu’il en pense), ou de dieu (« aux abonnés absents »). LS en le questionnant a employé le mot entrelacs, qu’elle a prononcé entrelak. Eh non. Pas de lac ni de laque, ici, mais plutôt du lacet. Les entrelacs (image ci-dessus, prononciation : entrela) sont, selon la première définition donnée par le dictionnaire Littré, des « cordons entrelacés pour faire quelques nœuds. » Et nous en venons au lacs lui-même (prononciation : la) : « nœud coulant qui sert à prendre des oiseaux, des lièvres et autre gibier », toujours selon Littré. Synonymes : rets (on prononce rè), filet. Entrelacs : un des nombreux pièges de la langue française, avec toutes ses lettres dites « muettes ». On pense à Obélix (dans Astérix et Cléopâtre) : « ça veut dire quoi, je suis la-la-la ? » Il avait entendu : « je suis las, las, las ».
Ce billet est dédié à Simon Fieschi, survivant durant dix ans de l’attaque des frères Kouachi contre « Charlie Hebdo », et mort il y a une semaine
Avant de parler du livre de Mickaëlle Paty, l’une des sœurs du professeur assassiné (écrit en collaboration avec l’écrivaine Émilie Frèche), ces quelques mots : dans une librairie parisienne de mon quartier, ma commande du livre a connu quelques aléas (commande non enregistrée une première fois, non enregistrée une seconde fois), je suis donc allée dans une grande librairie du centre de Paris ; alors que le livre venait de sortir (certes, nombre de livres sortent en même temps), je ne le trouve pas sur les présentoirs. Question à l’un des vendeurs : l’avez-vous en rayon ? Oui, me répond-il. Je le suis : le livre se trouvait au fond d’une étagère du bas. On a connu présentation plus visible.
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EMC : si vous n’êtes pas enseignant, sans doute ne connaissez-vous pas ce sigle : E pour enseignement M pour moral C pour civique, enseignement moral et civique.
C’est dans le cadre de ce programme de l’éducation nationale, explique Mickaëlle Paty, que le mardi 6 octobre 2020 a lieu le cours de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, devant les élèves de la 4e 4 du collège du Bois-d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines).
Pour son cours, Paty a simplement puisé dans la documentation mise à la disposition des enseignants sur le site Éduscol
« La liberté de la presse dans le cadre du traitement médiatique des affaires judiciaires » : c’est sur cette proposition pédagogique d’Éduscol que le professeur va axer son cours. « L’enseignant s’appuiera sur l’actualité judiciaire », conseille Éduscol : alors qu’a lieu le procès des attentats du 7 janvier 2015, c’est exactement ce que va faire Samuel Paty, puisant encore dans la documentation officielle pour projeter quelques caricatures de Mahomet
La veille, le lundi 5 octobre, Samuel Paty avait fait cours sur le même sujet à une autre classe de 4e, proposant aux élèves qui ne voudraient pas regarder les caricatures de sortir quelques instants de la classe, mais pas seuls, accompagnés dans le couloir de l’auxiliaire de classe ; cinq élèves sortiront. Or la 4e 4, classe de Z. Chnina, la collégienne à l’origine de « l’affaire Paty »… mais absente ce jour-là, cette classe donc ne bénéficie pas d’auxiliaire qui pourrait accompagner dans le couloir les élèves ne souhaitant pas regarder les caricatures. Alors Samuel Paty invite ceux qui seraient gênés à « détourner le regard ». Et le cours se poursuit, semble-t-il, normalement.
Le lendemain, mercredi 7 octobre, la principale du collège prend la décision d’exclure Z. Chnina durant deux jours à cause de son attitude et de ses absences répétées depuis le début de l’année. Rien à voir, donc, avec le cours de la veille. Hélas, sur les dires de sa fille, Brahim Chnina publiera le soir même sur sa page Facebook trois messages ravageurs, dont voici le premier
C’est dans un deuxième message que Brahim Chnina donnera l’adresse du collège et le nom du professeur, avant d’appeler, dans un troisième message, à « faire minimum » un « courrier au collège, ou CCIF, ou inspection académique, ou ministre de l’éducation ou président ». Ainsi s’enclenchait ce qui allait conduire à l’assassinat d’un enseignant.
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Le livre de Mickaëlle Paty et Émilie Frèche cite un rapport publié en 2004, le rapport Obin, intitulé Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires et à destination du ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (c’était alors François Fillon). À l’époque, Jean-Pierre Obin est inspecteur général de l’éducation nationale, et il note noir sur blanc dans son rapport que l’éducation nationale « n’a pas vocation à la myopie ». Alors que rapporte-t-il page 27 ? notamment ceci
Les autorités de l’éducation nationale avaient-elles de bonnes lunettes voilà vingt ans ? Et si oui, ont-elles bien lu cet autre passage un peu plus loin ?
Il est un peu plus de 16 h 30, le 16 octobre 2020, lorsque Samuel Paty sort du collège. « “C’est lui”, disent les collégiens en le désignant du doigt au terroriste. Celui-ci leur demande de quitter les lieux et prend Samuel [Paty] en chasse. Cent mètres plus loin, dans la rue pavillonnaire du Buisson-Moineau, [Abdoullakh] Anzorov se jette sur Samuel [Paty], le poignarde dans le dos de plusieurs coups de couteau, dont certains seront transfixiants*, dix-sept en tout, il lui braque son pistolet sous le menton, probablement pour exiger de lui des excuses (on a retrouvé à l’autopsie une balle airsoft logée à cet endroit du visage), puis le décapite sur le trottoir (…). »
Avant que s’ouvre le 4 novembre, au palais de justice de la Cité, à Paris, le procès pour complicité de l’assassinat de Samuel Paty, il est plus que bon de lire Le Cours de monsieur Paty et son récit minutieux du féroce déroulement des faits et de la solitude d’un homme.
M.
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* transfixiants : qui traversent de part en part
« Le Cours de monsieur Paty », de Mickaëlle Paty, avec Émilie Frèche, éditions Albin Michel, 17,90 euros
L’Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine, avec Abou Sangare (photo ci-contre) : on dirait un de ces admirables films tournés plus ou moins clandestinement en Iran qui montrent la lutte des hommes pour leur survie, dans la lignée du néoréalisme italien (Le Voleur de bicyclette). On pense aussi à une tragédie de Racine : unité de temps et de lieu (deux jours à Paris) avec montée vers un dénouement qu’on imagine peu favorable au protagoniste, Souleymane, quasiment toujours à vélo, livreur de pizzas et autre bouffe Uber, avec comme fond sonore les klaxons et le bruit des moteurs dans la ville hostile. On est mal à l’aise d’un bout à l’autre, certes, mais sort content avec envie d’en discuter à chaud. C’est ce qui nous est arrivé dans le hall du cinéma L’Escurial, Paris 13e, avec des spectatrices, à la sortie. Et on était bien d’accord pour dire qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre.
HIER soir, sur C8 (eh oui, une chaîne de télé’ Bolloré), était diffusé un excellent documentaire sur « les derniers jours de Samuel Paty« , professeur d’histoire-géo’ au collège du Bois-d’Aulne (Conflans-Sainte-Honorine, Yvelines), décapité par Abdoullakh Anzorov le 16 octobre 2020.
L’une des sœurs de Samuel Paty, Mickaëlle Paty, y rappelle dans le détail le féroce enchaînement des faits qui ont conduit à l’assassinat de son frère. On entend aussi, notamment, Bernard Rougier, auteur du très instructif Les Territoires conquis de l’islamisme
et on y voit quelques extraits des vidéos jetées sur les réseaux sociaux