Hier chez Charybde j’ai parlé de la Persistance du
froid . Mais pour ceux qui étaient loin et puisque
la météo m’y encourage – et puis surtout parce que ça me fait plaisir
–, j’en dis quelques mots de plus.
La Persistance du froid
de Denis Decourchelle fait partie de ces livres que je ne sais pas
immédiatement lire – et
c’est le premier bon signe. Les mots pour en parler n’existent pas
dans le préfabriqué du commentaire de texte, il faudrait que j’aille les
chercher dans ceux de la musique peut-être, je le sens
bien mais je ne suis pas musicien même si je reconnais un prélude
avant le « Grand Générique » car il y en a un aussi, liste
d’états-civils avec dates et lieux de naissance, après six
pages de prélude donc, comme si ces personnages étaient plutôt des
personnes, au point qu’on serait presque tenté d’aller vérifier, un
générique comme une partition aussi peut-être.
On est pris d’un doute en effet, tant le ton est celui d’un affectueux mais discret biographe ; mais non : ni le
saxophoniste Phil Sprinkler, ni le cosmonaute soviétique Semenov, ni l’actrice Résa Weiner n’ont vraiment existé,
comme on dit. C’est aussi que leur biographe jamais ne prétend
connaître
vraiment leurs pensées ou leurs sentiments car l’homme ou la femme,
avec toute la tendresse qu’on peut ressentir pour elle ou lui reste un
être opaque, et cette opacité elle-même nous
touche : c’est celle de notre prochain, quotidiennement éprouvée.
Cette
mise à distance dans un récit pourtant intime, sorte d’oxymore dans la
pratique du point de vue narratif, trouve son écho
dans la manière dont l’extrême singularité des différents destins
rapportés se rassemble au prix d’une vision d’ensemble dans le temps et
l’espace, un demi-siècle et un hémisphère – la deuxième
moitié du XXe, des Etats-Unis à l’Union soviétique, en passant par
Royan, sorte de nœud géographique, tandis que l’Histoire est, pour Wanda
Weiner, Valentin Semenov ou Jerzy Weiner, le mur où
leur destin se brise.
Il
n’est pas évident – ou plutôt il n’est pas utile – de désigner des
personnages principaux, des personnages secondaires :
chacun est un protagoniste potentiel. Le roman est une sorte de
réseau où l’on passe naturellement de l’un à l’autre, par le biais d’une
rencontre, d’un regard, d’une aide ; celui ou celle
qui aurait pu passer pour anecdotique d’un coup ne l’est plus,
reçoit pour quelques pages au moins la même attention discrète et
chaleureuse de la part de l’anonyme biographe ; et l’on sent
que ce n’est pas le désir de poursuivre ainsi à l’infini qui manque –
sauf que ce n’est pas possible.
Car la Persistance du froid
est aussi une évocation de ce qu’on ne peut pas exprimer, et ce n’est
pas un hasard si le
jazzman arrête de jouer, l’actrice se retire, l’anthropologue se
noie, et le cosmonaute, premier homme à avoir eu depuis son hublot une
vision totale du monde, est réduit au silence…
« Désormais
inutile, peut-être nuisible, il est placé pour traitement dans une
maison de repos de l’armée de l’air ou, au
prétexte d’une pathologie censément induite par la solitude et
l’apesanteur prolongées, on cherche à lui apprendre des séries réponses
rationnelles aux questions qu’il continue de poser à la
cantonade – le devenir biologique du genre humain dans plusieurs
millions d’années, l’importance réelle la Terre parmi les planètes des
milliards d’autres galaxies, la finalité même de
l’évolution du vivant. »
p. 58
« Quand
la jeune femme se souvenait d’avoir été mère, on ne savait s’il fallait
la conforter ou la contredire, mais tous
étaient certains qu’elle resterait folle à jamais, incapable de se
confectionner un repas, s’habiller seule, devenue l’opératrice
méthodique d’un standard téléphonique où, nuit et jour, aux
ordres d’un appel intime, elle connectait entre eux des personnages
et des situations. »
p. 98-99
« En
1967, la MBC – Michigan Broadcast Center de Chicago, une école
exigeante et fameuse formant des techniciens de cinéma
et de télévision – finit par accepter Jerzy pour lui permettre
d’apprendre les procédés d’enregistrement de l’image et du son. Etudes
interrompues par l’incorporation au Service documentaire de
l’armée américaine présente au Viêt-nam. Ses travaux d’examen pour
passer en deuxième et troisième années sont encore recensés et visibles,
pour peu qu’on en fasse la demande. Ce sont deux
courts-métrages en format super-huit, ayant obtenu des notes
moyennes, mais assorties de commentaires longs et attentifs de la part
des membres du jury, lesquels n’en finissent plus de pointer,
plan après plan, pourquoi ils attendaient davantage de ces œuvres
qui apparaissent à leurs yeux comme « des boîtes à chaussures pleines de
bijoux en vrac vendus par un innocent au coin de la
rue ». Le film de l’année 1968 est un montage basé sur une
installation de caméras enregistrant, à raison d’une image par
demi-journée, la croissance de légumes et de plantes, tandis que
celui de 1969 utilise les prises de vues faites à partir d’une
planche de surf au milieu des vagues et le capot d’une voiture dans les
rues de Chicago. Toutes ces images sont croisées en
surimpression et de nombreuses séquences ont été recolorées à la
main. On y remarque que certaines variétés de salades poussent en
spirales puis repartent en sens inverse, et l’on ne sait dire
s’il s’agit d’un dépliement qui pourrait ne jamais s’interrompre ou
d’un processus à l’issue déjà programmée. Quelque chose d’intensément
pathétique s’adresse à nous dans ces feuillages tâtonnant
qui dansent vers le soleil pour se dépouiller ensuite et retomber,
tordus et ternes, sur le sol. Quant à la ville, dans les rectangles des
fenêtres de ses buildings, grouillent et prolifèrent des
trames de phares de voitures aspirées par des rideaux d’écumes,
comme une fièvre organique emprisonnée dans la pierre. »
p. 130-131
Nous sommes semble-t-il moins de deux cents privilégiés à avoir eu le bonheur de lire la Persistance du froid.
Ne me
demandez pas les raisons d’une telle aberration, elles sont
d’ailleurs un peu partout sur ce blog. Je suis fier d’être de ces deux
cents mais je suis prêt à partager.
Ce que vous en dites et les extraits donnent envie d'aller jusqu'au bout du voyage avec l'auteur.
C'est une bonne chose que de poursuivre l'existence de contact de Cécile Portier sur publie.net et c'est même naturel puisque c'est François Bon qui dirigeait la collection Déplacements. J'avais à l'époque (2007-2008) acheté et lu presque tous les titres de cette collection (abadon de michèle dujardin, manière d'entrer dans un cercle & d'en sortir de pascale petit -votre amie et celle de Dominique-, la loi des rendements décroissants de jérôme mauche, "où que je sois encore... d'arnaud maïsetti, balayer, fermer, partir de lise beninca, enfin on fera silence de béatrice rilos et cambouis d'antoine emaz -me manquent 3 ou 4 titres que j'achèterai sur publie.net s'ils sont réédités là).
J'avais eu un échange avec Cécile à l'époque. Et j'aime bien quand dans la postface que leur demandait François Bon, Cécile écrit, p. 150 (Les rencontres - ces affrontements - peuvent se rompre une fois les monnaies échangées, pour permettre à chacun de reprendre sa route sans dommage, sa destination. A cet instant : savoir s'effacer un peu devant le passage de l'autre, ou bien c'est le meurtre.)
Me reste à acheter et lire vos livres Philippe. Je lirai Monsieur le Comte au pied de la lettre et Liquide ensemble ; Monsieur le Comte le matin et Liquide le soir. Puis je remonterai la source. Me plaît beaucoup cette idée de personnage zéro, le je occulté, la personne d'avant la première personne. Je sais que lorsque j'aurai vos livres, j'oublierai ces théories, y reviendrai par contre dans une deuxième lecture. J'avais parlé de tout cela avec Dominique Chaussois.
J'ai un livre d'Olivier Roller, FACE[S], publié chez Argol en 2007. J'étais persuadée que vous étiez dans ce livre -dans lequel les écrivains photographiés réagissent à leur portrait -. Eh non !