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dimanche 13 septembre 2020

Kree

Donc j’ai lu Kree, de Manuela Draeger. Il est paru au début de l’année 2020, il fait partie de ces livres qui ont encore plus de chances que les autres d’être oubliés. Ce serait dommage. Ce serait d’autant plus dommage pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas encore l’œuvre d’Antoine Volodine. Kree en est une nouvelle entrée très accessible, notamment parce que c’est clairement un roman, et qu’on y a clairement un personnage principal, Kree Toronto, dont on suit les vies (et là quand même permettez-moi de glisser un pluriel discret). C’est une jeune femme, l’une des plus badass de tout le post-exotisme. Je ne raconte pas n’importe quoi en disant que c’est aussi un roman d’amour et d’amitié, et aussi un roman politique. Tout ça, c’est vrai, mais ne vous y trompez pas : je l’écris juste pour racoler le lecteur. Ça ne vous dit pas pourquoi je ne voulais pas qu’il s’arrête à la fin. Ça ne vous dit pas pourquoi j’aime tout ce qu’écrit Volodine. Je n’essaierai pas. Il est plus facile d’ouvrir le livre au hasard, tiens, voilà, page 232, et d’en recopier quelques lignes, juste histoire de brouiller un peu tout ce que je viens de dire.

« Un jour il a l’impression que dans le voisinage immédiat s’est formé un deuxième œuf et, six à sept semaines plus tard, il sent un très doux contact entre eux deux. L’échange dure, d’abord avec des intermittences, puis en continu. C’est Smoura Tigrit. Elle sait son nom. Elle en est fière, d’après elle c’est un nom d’origine ybüre, et le nombre de survivants ybürs est infime. Griz Uttikuma objecte que le nombre de survivants des autres peuples est infime, lui aussi, quel que soit le peuple. Ce constat lugubre les fait rire. Sur des plaisanteries noires de ce genre se noue leur amitié. »

Kree, comme les autres publications de Manuela Draeger qui ne sont pas destinées à la jeunesse, est paru aux éditions de l’Olivier.




dimanche 27 mars 2016

Le cœur du problème est un cadavre.

Le cœur du problème est un cadavre. Il n'est pas dans le placard mais bien en évidence dans le séjour, sous la balustrade effondrée. La compagne est dans son bain et peu diserte à propos de l'encombrant visiteur à propos duquel elle charge Simon, le narrateur et protagoniste, de faire comme bon lui semblera, parce qu'elle, elle s'en va.
Voilà, c'est le point de départ du dernier roman de Christian Oster, que j'ai bien aimé je dois dire. On est dans la tête du gars qui ne fait pas ce qu'il faut, et qui se demande ce qu'il y a dans celles des autres, notamment celle du gendarme qui l'a pris en amitié, ou peut-être pas, ou peut-être que si quand même, ou peut-être que si et qu'en même temps, ou peut-être, quoi.

Vivre avec une chose qu'on ne peut pas dire et qu'on voudrait bien dire, et avec un gendarme à côté ; c'est peut-être la vie aussi.

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mercredi 28 novembre 2012

le prix de la féérie


Et la jambe de Justine ?
 
Ah oui. Eh bien une nuit, Justine se cassa la jambe en tombant par la fenêtre de sa maison bio. Justine n’avait jamais été somnambule auparavant et trouva très inquiétant de basculer ainsi par la fenêtre : la douleur de enjambe cassée n’était rien, le plâtre n’était rien ; Justine redoutait surtout de tomber n’importe quelle nuit par n’importe quelle fenêtre. Quelques jours plus tard, le souvenir d’un cousin lui revenant en mémoire, elle se demanda si l’hérédité jouait un rôle dans les pertes d’équilibre, les basculements, les chutes. Parti en voilier avec des amis, ce cousin avait disparu une nuit dans un basculement similaire par-dessus bord ; le matin au réveil ses amis ne l’avaient pas retrouvé, il avait disparu du bateau. Il ne restait qu’une casquette sur le pont, et autour, l’Atlantique.
 
D’un autre côté, pour Justine, la jambe cassée fut accueillie comme un handicap bienvenu. Justine commençait à se lasser des visites de stagiaires dans sa maison bio. Au début, elle n’avait pas détesté cette maison autoconstruite en quatre ou cinq ans, par elle et Géraud son fiancé, avec pour seule assistance des revues, des livres, quelques conseils glanés sur Internet. Elle ne détestait pas l’attirail astucieux des bricolages bio qui l’accompagnaient : curseur solaire, puits canadien, bassin d’épuration, etc. Dans les premiers temps, tout redevenait simple et clair, tout les enthousiasmait. Géraud avait des idées en flux, son excitation répandait partout des inventions géniales et gratis qui sabraient les dépenses ; ils allaient d’amélioration en amélioration. Très chouette aussi de voir bientôt des inconnus affluer, s’inscrire et payer un forfait-journée pour visiter votre jardin. Mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence : la maison était chronophage, les journées filaient au rythme des opérations obligatoires, transporter l’eau, grimper à l’éolienne pour décoincer les pales, préparer aux aurores le repas de midi qui cuisait à deux à l’heure dans le cuiseur solaire, booster les graines, vider le compost… impossible de projeter autre chose. Habiter était devenu l’activité essentielle, plus envahissante qu’un travail. C’est pourquoi, malgré l’angoisse liée à la chute par la fenêtre, sur fond de cette angoisse flottante, Justine s’aperçut qu’elle éprouvait, grâce à sa jambe cassée, le bonheur de l’oisiveté dans une maison devenue un emploi à temps complet. Immobilisée dans son fauteuil au milieu du salon, elle ressentait la joie de celui qui se fait discretos une petite sieste au bureau, l’agréable sensation d’enfler le patronat.
 
Emmanuelle Pireyre, Féérie générale, L’Olivier, 2012, p. 232-233.
 
Attention, n’allez pas prendre la partie pour le tout : un extrait – n’importe lequel – de Féérie général est un petit enchantement ; n’empêche qu’il faut lire le tout dans sa disparité et son architetexture pour profiter de l’enchantement général. Le livre ne manquera pas de provoquer le malentendu : puisque récompensé par le jury du Prix Médicis miraculeusement touché par la grâce, il va se retrouver en quantité entre les mains de lecteurs cherchant en vain le sempiternel roman-qui-délivre-un-message et en resteront pour leurs frais, à moins d’accepter la chance rare de lire enfin autre chose, de ces choses inédites et belles et qui parlent et en même temps immédiatement accessibles à qui veut tenter l’aventure. (Et en écrivant ça une pensée me traverse pour quelques autres écrivains qui m’enchantent pareillement et que j’ai plaisir à nommer : Pascale Petit, Céline Minard…) (Et puis tiens pendant que j’y suis, l’Olivier, bravo pour avoir osé présenter un livre comme celui-là à la rentrée littéraire, c’était bien de le faire ; et aussi celui de Jakuta Alikavasovic, la Blonde et le bunker, qui a reçu la mention spéciale du jury du Prix Wepler ; ça fait plaisir.)
A propos de Féérie générale, on lira avec intérêt l’article de Katrine Dupérou sur Sitaudis et bien sûr celui d’Eric Chevillard dans le Monde, et bientôt pour ma part et j’espère la vôtre aussi Foire internationale dans la très belle collection Les Grands soirs des éditions les Petits matins.
http://blogs.rue89.com/sites/blogs/files/assets/image/2012/11/9782823600032_0.jpg

jeudi 6 septembre 2012

La blonde et le bunker

La collection
 
Des bandes magnétiques, des négatifs : Gray ne fut pas surpris. Au contraire, il s’estimait encouragé. Le rédacteur du Bilan provisionnel du sous-comité des archivistes tenait ces données du relativement célèbre professeur Wazski (fils du chef d’orchestre Warski) qui enseignait, dans une grande université américaine, cette discipline bâtarde qu’est l’histoire de l’art. Il avait évoqué, lors d’une conversation dont ne subsistaient que ces quelques notes prises hâtivement sur du papier bleuâtre, les circonstances thermiques de la collection (en devras Celsius d’abord, ce qui suggérait qu’il tenait ces informations d’un Européen). Pas une fois il n’aborda la question du contenu. Tout indiquait néanmoins que le professeur s’était intéressé de près à. la collection. On prétendait qu’il avait eu, à une époque, l’intention d’y consacrer un article, devenu ensuite un projet de livre (ou était-ce l’inverse – un projet de livre dégradé en article, on ne savait plus). Il en suivait les migrations, qu’il répertoriait dans une manière d’éphéméride. Peut-être même y avait-il eu accès.
Un jour, il l’avait, devant témoin, appelée d’un autre nom que celui qu’on lui donnait communément.
–  Un autre nom ? Quel autre nom ?
– Le professeur Warski a quitté l’université sans se retourner, fut l’étrange réponse qui lui fut faite.
– Mais il s’agit bien de la collection Castiglioni ? s’enquit Gray, craignant de lâcher la proie pour l’ombre.
– Je crois. On n’est jamais sûr, vous savez. Peut-être était-ce le titre qu’il comptait donner à ses travaux. Peut-être était-ce un lapsus.
– Quel autre nom ?
– La collection Eurydice, admit le rédacteur du bout des lèvres.
 
 
Jakuta Alikavazovic, La blonde et le bunker, p. 71-72, L’Olivier, 2012.
 
La menace de l’inexistence est un beau sujet érotique. (J’aime les romans quand ils racontent autre chose que ce qu’ils disent.)
 
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lundi 1 novembre 2010

Maryama Adougaï ne crie plus au secours.

Tu es en train de brûler au premier étage du bâtiment Kam Yip. Tout crépite autour de toi. Drogman Baatar est mort. Nous allons tous vers toi. Nous échangeons nos derniers souffles. Mes souvenirs sont les tiens.
 
Tu es en train de brûler au premier étage du bâtiment Kam Yip. Tout crépite autour de toi. Drogman Baatar est mort. Je vais à toi. Nous allons tous vers toi. Nous échangeons nos derniers souffles.
Ta mémoire coule à l’extérieur de tes yeux.
Mes souvenirs sont les tiens.
 
Tu es en train de brûler au premier étage du bâtiment Kam Yip. Tout crépite autour de toi. Drogman Baatar est mort. Elli Zlank brûle lui aussi, quelque part au rez-de-chaussée. Maryama Adougaï ne crie plus au secours.
Les incendies ont fait partie de notre quotidien depuis notre plus tendre enfance. Les immeubles du camp avaient des installations électriques défectueuses. Des courts-circuits se produisaient sans arrêt, souvent bénins, sans conséquence autre que des pannes et la puanteur du plastique en train de fondre, mais parfois graves, et alors nous devions en hâte évacuer les locaux, au milieu des cris, des fumées et de la panique. Il y avait aussi les bombes larguées du ciel par l’ennemi, toujours accompagnées de flammes gigantesques et de malheur.
C’est pourquoi, même pendant les périodes calmes, nous avions l’impression que nous étions à la fois des sous-hommes et des habitants des ruines et du feu.
Je me rappelle les livres que nous lisions, les histoires que les adultes nous racontaient. Notre culture allait dans toutes les directions, mais, dans de nombreux cas, elle reflétait la réalité de notre routine : une fraternité égalitariste que tout mutilait, un paysage de cendres, de barrières, d’enfermement, un ciel lourd, et là-dessus, l’irruption fatale des flammes.
Je vais à toi. En ce moment, nous sommes avec toi. Nous allons tous vers toi. Nous échangeons nos derniers souffles. Ta mémoire coule à l’extérieur de tes yeux.
Mes souvenirs sont les tiens.
 
Tu es en train de brûler au premier étage du bâtiment Kam Yip. Tout crépite autour de toi. Drogman Baatar est mort. Elli Zlank brûle lui aussi, quelque part au rez-de-chaussée. Maryama Adougaï ne crie plus au secours. Elle a peut-être cessé de vivre.
(…)
 
Manuela Draeger, Onze rêves de suie, « La bolcho pride », L’Olivier, 2010, p. 15-16.
 
Je viens juste de finir la lecture de ces Onze rêves de suie et forcément je reviens vers les premières pages, construction en entrevoûtes oblige (même si le genre n’est pas précisé). En lisant ce livre et ses deux consanguins, je retrouve en moi un lecteur d’autrefois, « en prise directe ». Volodine est grand et Manuela Draeger est l’un de ses beaux visages.



Commentaires

Ces flammes, forcément Fahrenheit 451, mangent aussi les livres et "les petits romans" qui s'enfournaient comme l'avalée des avalés, dragées poivrées au souvenir.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 01/11/2010 à 19h37
Pour le traitement de la littérature, il faut lire Ecrivains !
Réponse de PhA le 02/11/2010 à 11h14
C'est beau la lecture d'un livre par celui qui l'a écrit. Et cette histoire de petite fille emportée sur les épaules des grands dans la "bolcho parade" ça m'a évoqué des scènes récentes.
Commentaire n°2 posté par Zoë le 01/11/2010 à 22h17
Ce qu'il reste de l'humanité est beau vu par Manuela Draeger.
Réponse de PhA le 02/11/2010 à 11h22