Port-Louis 1873
J’ai connu un Félix Desvages. Ce n’est pas celui qui dans les tranchées de 1915 avait trente-deux ans, avait vu le jour
en 1873 à Port-Louis, était crépu, sans doute fils de mulâtresse ou fils de fille de mulâtresse, de cabresse, comme on disait. Le Félix Desvages que
je connus est fils de ce Félix-là, fils lui-même du premier des Félix du même nom.
« Cabresse » ? j’avais toujours entendu câpresse.
Je ne m’attendais pas à ce qu’un livre de Marie Cosnay me renvoie aux Antilles.
(Marie Cosnay, où donc ai-je bien pu fourrer Les Temps
filiaux ? On ne devrait jamais ranger sa bibliothèque, on ne
s’y reconnaît plus. (Heureusement j’ai eu le temps de le lire avant
qu’il ne disparaisse, aussi mystérieusement que ce qu’il
dit.))
Félix
deuxième, né à Port-Louis de Félix Desvages et d’Augusta Dalix mourut
le 9 février 1919 d’une « maladie contractée aux
armées », à l’hôpital Bégin de Saint-Mandé. Je connus son fils,
Félix, et sa fille, Andrée, que pour des raisons inconnues on appelait
Hélène.
Les noms. Tous les
livres parlent des noms. Les noms qu’on porte et ceux qu’on ne porte pas.
De 1840
à 1880 à Port-Louis, les actes de décès sont en plus grand nombre que
les actes de naissance. Sur les microfilms des Archives
nationales, l’acte du 17 janvier 1873 confirmant la naissance de
Félix deuxième propose pour la mère Augusta un autre prénom que celui
que la légende familiale lui a attribué : Rose
Dalix.
Les prénoms aux
Antilles. Mes grands-parents maternels – ma mère elle-même – ont vécu
sous d’autres prénoms que ceux inscrits sur leurs papiers
d’état-civil. (Et Civil même est un nom de ma famille : nom de l’Etat qui donne son nom.)
Cette recomposition par fragments d’un passé familial complexe n’est pas sans faire écho à ma lecture récente de Ma solitude s’appelle Brando, d’Arno
Bertina.
L’éruption
de la Soufrière, le mercredi 8 février 1843, provoque un incendie qui
détruit maisons et plantations. Des
milliers de personnes sont piégées, brûlées. Le premier adjoint du
maire, Anatole Léger, tente de maîtriser l’affolement. Au Bois-debout,
on cultive la canne à sucre.
Le 29 avril 1897, un tremblement de terre provoque une grave crise économique. Quelques familles de colons se retirent,
dont celle d’Alexis Léger Léger, qui s’installe à Pau.
Plus
de vingt ans auparavant, dans les années 1870, Félix Desvages nommé
gardien de la paix à Port-Louis, rencontre Rose
Dalix qu’il appelle Augusta. Rose est née esclave. En 1873, le 17
janvier, elle met au monde l’enfant qu’on dit Félix comme le père.
Trouvé dans les affaires des enfants de Félix mort de grippe à
Saint-Mandé après quatre ans de front : l’acte de vente, illégal
car il s’agit d’une enfant impubère, dûment signé pourtant, daté du 23
juillet 1844, concernant Rose ou Augusta, de mère
marronne ou disparue. Le reste s’est perdu. L’acte conservé rappelle
l’amour que le gardien de la paix à Port-Louis connut, et la mère que
Félix (quatre ans dans la boue, uniforme empesé, perdu
en embuscade, retrouvé par son escouade serré évanoui un jour
d’hiver 1916 à un compagnon dont le front fendu sépare verticalement en
deux parties égales le visage, un œil dans chacune, sauvé,
mort de grippe à Saint-Mandé en 1919), sembla ne jamais connaître.
Félix
premier est gardien de la paix. L’insurrection commencée le 22
septembre 1870 en Martinique atteint la Guadeloupe. D’anciens
esclaves, ouvriers, brûlent une cinquantaine d’habitations.
Peut-être l’insurrection conduit-elle le gardien de la paix à
Saint-Louis. Il rencontre Rose, a d’elle un fils, reconnu plus tard en
métropole.
Je n’écris pas un billet sur l’actualité aux Antilles.
Je n’écris pas non plus un billet sur le livre de Marie Cosnay André des Ombres,
qui pourtant le
mérite bien. Ni sur les Antilles donc : trop incertain mon regard
d’Antillais délavé, antillais d’origine seulement, et grandi en
métropole.
J’écris sur les noms encore. Ecrire sur les noms c’est poser la question de l’identité ? se demande l’Antillais délavé.
André des Ombres, de Marie Cosnay, est
paru en 2008 aux éditions Laurence Teper. Les passages ci-dessus, interrompus par mes divagations, sont aux pages 34 à 37. On en trouvera une
lecture attentive par Jean-Marie Barnaud sur Remue.net.
Les Temps filiaux est un autre livre de
Marie Cosnay, dans une toute autre tonalité, paru également en 2008 dans la collection In situ de l’Atelier In 8. A l’occasion de la parution de
ces deux livres, une interview de l’auteur dans le
Matricule des Anges, un article de Jean-Claude Lebrun dans l’Humanité, un article de Pascale Arguedas sur son site
Calou.
(Nouvelle recherche. Toujours introuvable, Les Temps filiaux. Mais tiens, j’ai retrouvé Petit traité de désinvolture, de Grozdanovitch, également égaré. Je poursuis les recherches.)
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